Page:Thibaudet – Trente ans de vie française – Volume I.djvu/15

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ont réalisé leur somme, cette somme a pris visage et a porté un nom. Et leur somme, c’est peu dire : leur amitié à toutes trois s’appelle la Provence. Lamartine, qui trouvait déjà un visage grec aux collines pierreuses et vineuses de son Mâconnais, voyait dans Mireille lorsqu’il la baptisa en son Jourdain oratoire une île hellénique, une Delos flottante venue, une belle nuit, toute vivante et tiède, s’annexer à la terre du Midi. La Provence allonge le pont romain de pierre dorée qui mena vers les terres du Nord les grands passages de la civilisation latine. Elle développe pareillement ce qui conduit la France à sa Méditerranée maternelle. Elle associe les trois métaux dans son métal corinthien. Un miroir bienveillant, saisissant des trois idées un portrait composite, en construit pour l’unir à elles une idée provençale.

Lumière de l’Attique, qui se mêle à la rosée pour former à la cigale sa nourriture éthérée, — air de Provence qui instille à l’âme des Alpilles aromatiques la salinité de la mer, — pierre de Rome qui laisse dans tous ses pores s’accomplir le mélange de la double durée, substance terrestre et clarté d’en haut, — terre de France dont chaque courbe décèle comme un beau corps un mystère d’amour et deux puissances ennemies hier, équilibrées aujourd’hui, — toutes quatre se sont fondues déjà et se fondront encore pour susciter sur l’élite humaine des visages intelligents ou passionnés. L’un de ces visages les révèle aujourd’hui non dans une cour d’amour ou sous les platanes de la pensée pure, mais sur la place publique. Dans une poussière intermittente de bataille, elles demeurent reconnaissables. Poussière qu’il appartient à l’âme, comme à la rosée de la nuit, de faire tomber un moment pour que se discernent les Idées dans la flexibilité de leur ligne immobile ou leur scintillement d’étoiles fixes.