Page:Thibaudet – Trente ans de vie française – Volume I.djvu/29

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seule se présente sous cet aspect inorganique, et, bien qu’il ait parfois une tendance à faire de la monarchie française un bloc, de la contre-révolution un bloc, j’imagine que dans ce système cyclopéen des blocs M. Maurras doit voir comme dans le non anti-romain une manière de philosophie barbare. Ne disons point un bloc, mais disons un tout, un corps vivant. À l’esprit qui vit dans le foyer hellénique et qui se meut dans le rayonnement de la Grèce, la culture grecque apparaît comme une ligne unique, comme une forme plastique qui réunit par une beauté plus excellente que chacune d’elles, fût-ce la plus haute, des beautés inégales en lumières, des temps forts et des temps faibles alternés ici comme le sont les vers. Le chef-d’œuvre d’Athènes ce n’est point l’Acropole, c’est Athènes, et le chef-d’œuvre de la Grèce ce n’est point Athènes, c’est la Grèce. Comme le disait à peu près le vieux capoulié Félix Gras, il y a quelque chose de plus aimable que Martigues, la Provence, et de plus aimable que la Provence, — la France. Il semblerait que pour M. Maurras la statuaire, signe et symbole de l’hellénisme entier, sitôt en fleur ait hâte de décliner : pour un peu, il l’y pousserait : « Le premier déclin de la statuaire hellénique fut sublime, après tout, puisque notre Vénus du Louvre y a brillé, dit-on[1]. » Ces petits mots entre virgules indiquent un peu de mauvaise humeur à reconnaître l’évidence, mais enfin on s’y rend. Si ce déclin fut sublime, pourquoi l’appeler déclin ? De la stèle d’Hégéso à celle de Pamphile et Démétria, comme de la nef au chœur d’Amiens, un œil exercé apercevra d’un regard la ligne qui permet de laisser tomber dans une pleine idée claire ce mot de déclin. Mais des Parques du British Museum à la Vénus du Louvre ? De Phidias à Scopas ?… Et puis ce n’est pas dans ce « déclin » que notre Milienne a exactement « brillé » ; aucun témoignage de l’antiquité ne nous indique qu’entre les centaines de chefs-d’œuvre qui peuplèrent l’art du IVe siècle elle ait été plus particulièrement distinguée. Son destin, comme celui du Dormeur de Wells, était de briller après vingt-trois siècles, de briller mutilée plus qu’elle n’avait éclaté intacte. Alors c’est précisément que sa mutilation, obole du Styx, tribut qu’elle a payé à la durée, l’incorpore à cette durée, — et l’enceinte de temple où elle a figuré jadis la soutenait, la présentait, l’humanisait moins que cette classification de musée, cet ordre chronologique intelligent, composé comme un discours, dont elle forme une phrase

  1. Id., p. 60.