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La société de Gœthe nous apprend à tirer parti sans vergogne des moindres éléments, à ne pas nous intimider, ni enfiévrer, ni désespérer »[1]. Cette dernière phrase servirait aisément de devise à toute l’activité de l’Allemagne depuis celle de ses universités jusqu’à celle de ses commerçants. Le roi-sergent appelait cela faire ein Plus. Et d’autre part rien de plus gœthien, en ce sens, que la méthode d’Un Homme Libre.

« Tirer parti » telle est la devise que ce Lorrain clairvoyant et volontaire propose du même fonds tant à la méthode égotiste du Culte du Moi qu’à la méthode nationaliste de la Terre et les Morts et des Amitiés Françaises. Dans la lettre, si intelligente, qu’écrit Rœmerspacher à Sturel pendant son séjour en Allemagne, il observe : « Je me figure que dans ce milieu allemand, on aurait pu tirer parti de Racadot et de Mouchefrin ; on n’aurait pas mis dans leur tête qu’ils devaient se mépriser s’ils n’étaient pas les rois de Paris[2]. » M. Barrès qui fait voyager Sturel en Italie ne l’eût pas envoyé dans une université allemande. Mais le robuste estomac de Rœmerspacher peut avaler tout germanisme, comme Gargantua mange les cinq pélerins en salade, et s’en nourrir. « Au contact de cette grande Allemagne, j’ai senti ma propre patrie et entrevu notre vérité[3]. » Et le dernier mot de sa lettre est : revanche…

Notons d’ailleurs que ce tournant, par lequel le culte du moi individuel se transforme si naturellement en culte du moi national, l’égotisme en nationalisme, a son équivalent dans une phase importante de la culture allemande. C’est le philosophe du moi, c’est Fichte, qui devient après Iéna le chef spirituel du nationalisme allemand, et les Discours à la Nation allemande nous le montrent concevant bien le moi germanique selon les images méthodiques et musicales qui lui ont servi à éprouver la réalité unique du moi individuel.

La méthode d’analyse et d’hédonisme d’Un Homme Libre se transporte en entier dans une doctrine nationaliste : « Sentir le plus possible en analysant le plus possible » c’est le premier principe auquel arrivent Philippe et Simon dans leurs réflexions de Jersey. Pareillement le sentiment national fondé sur la conscience de la terre et des morts doit se doubler pour M. Barrès, d’une doctrine. Le malheur est que, chez l’individu comme dans la nation, il est difficile et rare que les

  1. Le Voyage de Sparte, p. 178.
  2. L’Appel au Soldat, p. 35.
  3. Id., p. 43.