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Désillusion de la chair et du sang à laquelle se joint une désillusion de l’âme, liée au labeur même et à la production de l’artiste. Celui qui, comme M. Barrès, se représente beaucoup, et avec une grande vérité, dans son œuvre, celui-là arrive à donner, à écouler, à mettre dans la circulation commune le meilleur de lui-même, à se retrouver appauvri auprès d’un foyer éteint. M. Barrès trouve dans le livre de M. Christomanos sur l’impératrice Elisabeth « cette magnifique image, lourde et sombre et qui fait miroir à nos plus secrètes pensées : « J’ai vu une fois à Talz une paysanne en train de distribuer la soupe aux valets. Elle n’arriva pas à remplir sa propre assiette »[1]. Et de cette loi inévitable un artiste pourra s’étonner comme d’une grand injustice : injustice de se vider en se donnant à autrui, de ne pas sentir un afflux correspondant à ce qu’il rend, de s’épuiser comme une nappe d’eau en train de se dessécher.

Engendrées d’un cimetière, les mêmes pensées peuvent aller du côté de la « discipline » ou du côté de la « divagation », du côté de la terre ou du côté de la mort. Sur une cime balayée d’air vivant, sur un toit du monde comme l’Aigoual, la goutte d’eau peut sous la plus insensible influence, et presque indifféremment, glisser sur un versant ou l’autre, vers une mer ou l’autre. Ainsi ce vertige des cimetières, cette vision de l’individu qui se défait, sont, au hasard, délicieux ou tristes, nourriciers ou stériles : « De la campagne, en toute saison, s’élève le chant des morts. Un vent léger le porte et le disperse, comme une senteur, et c’est l’appel qui nous oriente. Au cliquetis des épées, le jeune Achille, jusqu’alors distrait, comprit, accepta son destin et les compagnons qui l’attendaient sur leurs barques. La fatalité se compose dans les tombes. Le cri et le vol des oiseaux, la multiplicité des brins d’herbe, la ramure des arbres, les teintes du ciel et le silence des espaces nous rendent intelligible la loi de l’incessante décomposition [2]. »

Du Sang, de la Volupté et de la Mort faisait de la mort, sentie et colorée à l’espagnole, une figure, une condition de la vie intense et sensuelle, de la vie arrêtée et refluant sur un instant de plénitude et de passion. Mais en même temps qu’elle prenait pour M. Barrès son visage des cimetières et du 2 novembre lorrains, et qu’elle dégageait une discipline, la mort est devenue ce qu’elle est normalement pour la

  1. Amori et Dolori sacrum, p. 187.
  2. L’Appel au Soldat, p. 527.