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l’amour finisse par la mort de l’autre. Cela est dans la chair et dans le sang. On songe à la mante religieuse, à ces insectes qui se dévorent après l’amour. Dans l’expérience d’amour qui termine Un Homme Libre, Philippe se demande : « Pourquoi n’est-elle pas morte ? La nuit, durant mes détestables lucidités, elle ne m’apparaîtrait plus comme un bonheur possible et que je ne sais acquérir. Elle serait un cadavre doux et triste, une chose de paix[1]. » Ses tristesses l’empoisonnent quand elles ont perdu de leur lyrisme ; c’est pourquoi à ces tristesses et particulièrement à celle de la mort il attachera pour les soulever de terre et les faire flotter dans le ciel idéologique, des ailes. Ce qui est mort, c’est ce qui est devenu définitif, ce qui tient docile sous les yeux de l’intelligence et dans les yeux de la rêverie. Ce sont les grands paysages modelés par l’histoire, tout ce qui accepte les déterminations de la pensée contemplative, ce qui nourrit de passé humain et fait pleine comme un fruit mûr la terre sur laquelle se promène une pensée délicate. C’est l’ordre des émotions gratuites qui portent sur l’impossible et l’irréalisable, qui font de notre désir et de notre déception un principe de tranquillité, et de toutes nos morts intérieures, quotidiennes, ces cadavres doux et tristes, ces choses de paix : « Dans la douceur d’une église, on écoute couler le temps. Je convoque ici tous mes rêves, je les épure des médiocrités que nécessiterait leur réussite, et cependant que je mesure le néant de mes possessions, je me brûle des feux où je sais ne pouvoir jamais atteindre. Longues psalmodies intérieures, sentiment égoïste de l’existence, stérile remâchement, où nous revenons comme à notre refuge, après avoir participé aux émotions du vulgaire[2]. »

Ni le soleil ni la mort, disait La Rochefoucauld, ne se peuvent regarder fixement. Est-ce bien sûr ? Le soleil, lorsqu’il se couche, se contemple sans peine : la vapeur d’or et les lits de flamme douces qui l’entourent, comme un sable filtre une eau trouble, en décantent pour les yeux la lumière et ne le manifestent que par une bienfaisante beauté. La mort, elle aussi, se regarde fixement quand nous lui associons tout le décor dont la nature et l’intelligence savent envelopper la décomposition. C’est pour garder sans blessure les yeux sur elle, des yeux d’homme et de poète, que M. Barrès, selon la méthode de la composition de lieu, comme le soleil du soir à ses paysages de belles nuées l’incorpore à des lieux privilégiés, tire d’elle un principe

  1. Un Homme Libre, p. 209.
  2. Les Amitiés Françaises, p. 216.