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l’accent pèse sur artifex. Il s’agit de le faire vivre avant de le tuer, et, une fois mort, de vivre encore de son souvenir et de sa belle image.

La création artistique porte, comme son lointain et son air respirable, ce jeu libre et souverain qui permet à l’artiste de surnager, de se mouvoir sur son œuvre : « Nul endroit, dit de Ravenne M. Barrès, plus désigné pour s’abandonner à l’âcre plaisir de se désintéresser de tout et de se sentir sans attache réelle avec aucune des passions auxquelles nous nous consacrons[1]. » Ainsi ce qu’il y a de supérieur, de libre en M. Barrès, le moi futur toujours suspendu aux pointes du moi présent, rompt par quelque côté les attaches avec les personnages vivants, charnels et passionnés qui l’incarnèrent un instant. Mais nous ne nous éprouvons que comme le support et la suite de passions diverses auxquelles s’ajoute la passion de les dépasser et de nous mépriser. De même, la suite des personnages créés par la belle imagination de M. Barrès nous fournira, image d’un peuple intérieur, une coupe intéressante sur lui, complètera et rectifiera celle que l’analyse critique peut de son côté prendre directement. Cette vie possible tient aux mêmes attaches que la vie réelle et se dispose sur le même plan. Et, malgré sa richesse pittoresque, elle doit figurer pour une ardente personne humaine une vie d’ombre. Tous ces fragments possibles nous donneront l’image d’une magnifique harmonie brisée, nous conduiront vers un Moi idéal dont la plénitude de nuée suspendue exclut l’existence réelle. « Toute vraie richesse, disait Charles Demange, est dans le cœur de l’homme ; il ne doit aimer dans les êtres que des allégories. » Une sensibilité élevée dans les tapisseries du roi René est portée à ne présenter les figures qu’elle met au jour, même Ehrmann ou Baillard, que comme des allégories d’elle-même ; tout au moins sera-ce pour nous une hypothèse commode de les voir sous ce jour. Car Demange, après avoir écrit cette phrase, évoque le mythe des Danaïdes : victimes du particulier, de l’analyse, dont chacune ne connut que son mari, le tua — dut puiser dans son urne à elle de l’eau qu’elle ne buvait pas, qu’elle écoulait au néant, dans un tonneau percé : « Qu’elle eût été belle, la large expansion de cinquante hyménées en un seul, plus haut, toujours plus haut, dans l’azur égyptien, près du désert que rien de visible n’emplit ; au lieu de cette chute mesquine et perpendiculaire d’une passion fragmentée, maladroitement conduite. »

  1. Du Sang, de la Volupté et de la Mort, p. 219.