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Rousseau et Napoléon. Comme Stendhal lui-même, il a été en proie à deux passions contradictoires, qui n’ont pour point de contact que le courage et le goût du risque, « la résolution inébranlable de s’exposer à mille morts plutôt que de ne pas faire fortune[1]. » Il s’expose à la mort, et la trouve, non pour faire fortune, mais pour se venger. Les deux passions se rencontrent en ce qu’elles rendent nécessaires de tuer. L’échafaud de Julien, l’obligation de l’assassinat, se retrouvent dans le Racadot des Déracinés. Chez Julien et chez Racadot le sang paysan, la dureté héritée d’un père rude et avare aboutissent à l’acte de sang. C’est la « plante homme » encore forte et gorgée de terre rustique, que la déviation, le déracinement, une contradiction intérieure poussent inévitablement vers une rupture avec la loi sociale. Un pur ambitieux ne doit pas être plus passionné que l’hypocrite. L’apprentissage d’ambition et d’hypocrisie fait par Julien au séminaire finit par se démentir sous l’afflux d’un sang passionné et grossier. D’ailleurs, comme l’observe Mathilde de la Môle, « la haute naissance ôte la force de caractère sans laquelle on ne se fait point condamner à mort[2]. »

Les sept Lorrains sont conduits par leur époque vers un ordre d’ambition différent de celui de Julien. Ces déracinés, « depuis le lycée, qu’ils en prennent conscience ou non, ils attendent d’écrire dans les journaux[3]. » La pente où ils coulent, c’est le papier imprimé du jour. Julien Sorel voulait d’abord être soldat, mais, comme Napoléon est mort, il est amené, en considérant la Société de 1825, à cette conclusion : « Voilà ce juge de paix, si honnête homme, jusqu’ici, si vieux, qui se déshonore par crainte de déplaire à un jeune vicaire de trente ans. Il faut être prêtre[4]. » L’homme arrivé est en effet depuis la Restauration celui que sert la magistrature. La magistrature sous la Restauration avait peur du prêtre ; sous la troisième République elle a peur du parlementaire en province et du journaliste à Paris. Pour obtenir le pouvoir occulte et réel, Julien et les Déracinés, celui-là par raison, ceux-ci par impulsion naturelle, entrent du même fonds l’un au séminaire de Besançon et les autres à la Vraie République. Dans un pays divisé contre lui-même, le séminariste et les journa-

  1. Le Rouge et le Noir, p. 22.
  2. Id., II, p. 39.
  3. Les Déracinés, p. 154.
  4. Le Rouge et le Noir, I, p. 32.