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il représente, pour M. Barrès, l’Adversaire. Mais tandis que Charles Martin, esquissé d’un trait léger, prend place dans une sorte de tapisserie comme un personnage allégorique, Bouteiller est poussé, mis en saillie et en valeur avec une diligence d’analyse extrêmement minutieuse : il représente, dans cet ordre de création romanesque, l’effort le plus sérieux et le plus suivi de M. Barrès. En outre il a pour noyau un être réel, Auguste Burdeau qui fut le professeur de M. Barrès à Nancy, son collègue et son ennemi politique à la Chambre. Enfin, il offre à M. Barrès un moyen de mettre en lumière et en action un des problèmes capitaux de son existence et l’un des tournants tragiques de la vie nationale française.

Cependant, quand nous regardons de près la construction savante de Bouteiller, nous retrouvons encore en lui le schème idéologique des personnages qui allégorisent le culte du Moi. M. Barrès a eu beau se mettre à l’école de Stendhal, de Balzac et de Taine, ce trait original subsiste. Bouteiller demeure quelque peu un être de raison, et cela ne lui disconvient pas : cette raideur scolastique et démonstrative paraît taillée assez à sa mesure, lui aller comme la redingote universitaire. M. Barrès l’appelle « le délégué parfait d’une espèce psychologique et d’un parti social[1]. » Perfection d’une preuve plus que d’un être. Et c’est à la fois son procédé d’auteur et la figure de son personnage que M. Barrès exprime en ces mots : « Il est un produit pédagogique, un fils de la raison, étranger à nos habitudes traditionnelles, locales ou de famille, tout abstrait et vraiment suspendu dans le vide[2]. » Le système une fois compris et accepté, la démonstration dont le type de Bouteiller est le moyen apparaît sérieuse et puissante.

Notons d’abord au principe de Bouteiller les rancunes gardées par M. Barrès contre une éducation dont il souffrit. Ses années d’internat au lycée de Nancy furent des années de sécheresse et de froissement, tourmentées par la froide présence de maîtres qui ne le comprirent ni ne le connurent. En toute franchise, on doit reconnaître que si, avec le génie d’écrivain et la puissance de réflexion qui lui permettaient d’écrire avant vingt-cinq ans, en l’Homme Libre, un des plus aigus écorchés de psychologie qui soient dans notre langue, M. Barrès ne put faire au lycée qu’un élève ordinaire et révolté, la faute en est beaucoup à ceux qui ne surent rien ouvrir ni voir d’une

  1. Les Déracinés, p. 20.
  2. Id., p. 19.