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M. Barrès a dénoncé avec une verve intelligente, mais hâtive, la prétendue conquête morale de l’Université par le kantisme ; il s’est glorifié, en 1904, d’avoir « marqué pourquoi le kantisme, qui est la religion officielle de l’Université, déracine les esprits[1] », et cette marque est visible sur beaucoup des absurdes lieux communs littéraires d’aujourd’hui sur Kant.

M. Barrès répugne aux idées de Kant sur le devoir et sur l’impératif catégorique comme le jeune Philippe, dans les Amitiés Françaises, répugne aux idées de sa Fraulein sur l’âme des chiens. Mais ces répugnances, ces suggestions des « climats » s’accompagnent ordinairement, chez un animal raisonnable, de théories qui les justifient. Ainsi Philippe : « Ces Allemands sont stupides de dire que les chiens n’ont pas d’âme. Le caniche, avec quoi qu’il aurait eu sa fidélité ? » Pareillement, distinguons chez M. Barrès une sensibilité qui répugne à la morale de Kant et une intelligence qui s’efforce clopin-clopant de donner les raisons de cette répugnance.

L’état de sensibilité s’aperçoit facilement. Il tient déjà dans une épigramme de Gœthe ou de Schiller sur le formalisme kantien, qui dit à peu près : « J’aurais du plaisir à faire le bien. Je ne le ferai pas, de peur d’agir par motif de plaisir. » Cette obéissance à la loi pour la loi, cette défiance de tous les motifs sensibles, voilà ce que ne saurait admettre M. Barrès : « Ma tâche et mon plaisir, ce sont deux mots que je confondrai toujours[2]. » Et la carrière politique de Bouteiller est destinée à nous montrer qu’un kantien lui-même est conduit à confondre sinon sa tâche et son plaisir, au moins son devoir et son intérêt, que l’égoïsme inconscient est pire que l’égoïsme conscient. Il semble même que l’idée de loi morale soit étrangère à M. Barrès, que la morale individuelle tienne pour lui dans le sentiment de l’honneur, la morale sociale dans le sentiment des racines, de la tradition nationale. « Il est d’une haute moralité d’obéir à la loi. Le cas de Socrate illustre cette conception indiscutée. Mais je ne puis accepter que la loi à laquelle mon esprit s’identifie. Plus j’ai d’honneur en moi, plus je me révolte si la loi n’est pas la loi de la race[3]. » Rien n’empêcherait de fondre à peu près ces lignes dans la doctrine kantienne de la volonté autonome. Mais M. Barrès les pense et les écrit évidemment pour

  1. Un Homme Libre, préface de 1904.
  2. L’Ennemi des Lois, p. VIII.
  3. Scènes et Doctrines, p. 64.