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toute réalité, un kantisme qui le déracine de la terre et des morts »[1], il m’a tout l’air de vouloir rehausser, en lui figurant un considérable ennemi germanique, la doctrine même de la terre et des morts. Mais aucune maxime n’est plus propre que celle-ci : « Aime ta terre et tes morts », à être érigée en loi universelle, tout aussi bien que : tes père et mère honoreras. Ce n’est pas la faute de Kant si M. Barrès, donnant à sa maxime un sens absurde, y voit « une méconnaissance totale des droits de l’individu, de tout ce que la vie comporte de varié, de peu analogue, de spontané dans mille directions diverses[2] ».

Ce qui est intéressant ici, c’est l’état général de sensibilité dans lequel M. Barrès juge les philosophes et la philosophie. Il ne paraît pas à seize ans y avoir pris ce genre de fièvre, si décisive chez un Demange ou un Henri Franck : il semble que son esprit rapide ait manqué du genre d’application un peu pesante nécessaire pour suivre les raisonnements qui sont la matière de la philosophie. Il n’est point entré dans le jardin de Damas, mais il en a, le long du mur, respiré les parfums. « Dans l’âge où il serait bon d’adopter les raisons d’agir les plus simples et les plus nettes, il (Bouteiller) leur proposait toutes les antinomies, toutes les insurmontables difficultés reconnues par une longue suite d’esprits infiniment subtils, qui, voulant atteindre une certitude, ne trouvèrent partout que le cercle de leurs épaisses ténèbres. Les lointains parfums orientaux de la mort, filtrés par le réseau des penseurs allemands, ne vont-ils pas troubler ces novices ?[3] » Mais Orient et Allemagne sont ici secondaires : la philosophie est grecque. Et les Grecs lui ont donné les caractères qui en font, non point un cercle d’épaisses ténèbres, mais, pour les yeux de l’intelligence, un monde de certitudes approximatives, un ordre de vérités non immobiles mais vivantes, un jeu d’ombres et de lumière, un clair-obscur.

M. Barrès nous a dit que sa philosophie à lui tenait dans la lettre que Saint-Phlin écrit à Sturel à la fin de Leurs Figures, et qui amorce les Amitiés Françaises : « Nos vignes, nos forêts, nos rivières, dit Saint-Phlin, nos champs chargés de tombes qui nous inclinent à la vénération, quel beau cadre d’une année de philosophie, si la philosophie c’est, comme je le veux, de s’enfoncer pour les saisir dans nos vérités

  1. Scènes et Doctrines, p. 57.
  2. Les Déracinés, p. 23.
  3. Id., p. 15.