Page:Thibaudet – Trente ans de vie française – Volume II.djvu/201

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Gallant de Saint-Phlin, qui se retrouve si vite des racines, c’est la figure de lui-même qu’a rêvée tout déraciné parisien, la vie obscure, confortable et saine qu’il aurait menée s’il était demeuré dans son milieu, un Fortunatus nimium, comme celui dont M. Lavisse, dans ses Souvenirs de jeunesse, imagine lui aussi avec complaisance la destinée paisible. Si Suret-Lefort utilise les expériences d’homme politique de M. Barrès, Renaudin met au jour ses expériences de journaliste. Pauvre et placeur de copie, que fût-il devenu ? Racadot indique la possibilité de guillotine qui est à peu près dans l’existence de tous. Depuis la Révolution (c’est peut-être l’enseignement du Rouge et noir), chaque homme, dans sa tentative d’arriver et de césariser, peut se considérer comme un guillotiné possible (Mathilde de la Môle dirait sans doute un guillotiné manqué) et il nous appartient de discerner avec clairvoyance pour la surveiller celle de nos passions dont la force nous conduirait à l’échafaud. Sturel, c’est-à-dire M. Barrès, paraît d’ailleurs reconnaître en Racadot sa propre possibilité de guillotiné : « Pauvre Racadot ! prononça Sturel avec un accent plus grave que sa voix n’en avait d’ordinaire, car dans cette minute, il se sentait commandé, lui aussi, par la série de ses ancêtres, et qu’aurait-il valu, fils d’une série de malheureux esclaves agricoles ?[1] » Enfin Mouchefrin figurerait ce visage que nous imaginons à notre destinée quand nous la supposons dénuée, en nos ancêtres et en nos contemporains, de tout appui, de toute compagnie, de tous cadres, livrée passivement à ces courants, obscurs, fangeux, qui portent les épaves sur les voies des grandes villes cosmopolites. On pense devant les deux assassins, Racadot et Mouchefrin, à ce qu’écrit Mallarmé d’un enfant, futur guillotiné : « Tu paieras pour moi, tu paieras pour les autres. » « Dans l’essai de notre petite bande pour se hausser, dit Sturel, il était certain qu’il y aurait du déchet. Racadot et Mouchefrin sont notre rançon, le prix de notre perfectionnement. »

Ce sens de la vie possible, ou des vies possibles, certains y trouvent une source de bonheur, un moyen de se mieux connaître, la gerbe de leurs directions convergentes. Il en est de plus belles que la réelle, il en est de plus déchues. M. Barrès est touché par ce genre de romanesque au point qu’il en fait, semble-t-il, le centre ordinaire de son imagination : « Je sais du moins ce que nous dit ce coucher de soleil sur Tolède. Il assemble toutes les formes, toutes les couleurs, tous

  1. L’Appel au Soldat, p. 318.