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ce qui reste d’Aziyadé : cette Gasmule « qui, dans l’ombre de Karytena, mystérieuse et délicate corolle, prit en échange d’un parfum toute la force d’un barbare » nous la reconnaissons : « Elle est tantôt une enfant, alanguie, les pieds joints, tantôt une prophétesse aux cheveux épars… Je ne regrette pas le troupeau délicat des Gasmules, dont je cherche, sous Karytena, le cimetière. Chaque génération porte avec elle de quoi souffrir : nous avons nos vivantes[1]. »

Astiné satisfait chez Sturel l’imagination et les sens, et Bouteiller en le déracinant, est censé, assez étrangement, l’avoir conduit vers elle. Il est vrai qu’Astiné, assassinée en même temps que meurt Victor Hugo, est incorporée au romantisme. Elle entrera sans doute chez les ombres par la même porte que le poète. « Sturel, par Victor Hugo, arrivait au même résultat que par Astiné… Hugo venait confirmer Astiné[2]. » Cette synthèse de l’orientalisme, du romantisme et des mauvais maîtres démocratiques porte la marque de son époque : on en retrouve la figure chez M. Maurras, qui nous montre la prophétesse Marthe apportant de Syrie toute cette cargaison à Martigues. De là une littérature de bastions. La Martigues de M. Maurras est une digue contre l’Orient, alors que sa vieille voisine et rivale, Marseille, ouvre chez nous une porte à l’Orient. Ce Provençal est ami des idées nettes, nous savons ce qu’il aime et ce qu’il n’aime pas. M. Barrès, lui, a hésité, hésite encore, entre la digue et la porte. Il ne sait pas si avec son beau grès des Vosges il fera l’une ou l’autre. Son édifice ressemble à l’une et à l’autre, comme la grarde muraille de Chine qui est à la fois un mur et une route.

Astiné et Victor Hugo, dans ce jour exaltant de mai 1885 où l’Arménienne, laissée dans le fossé tragique par Sturel, est égorgée à Billancourt, et où le poète s’en va parmi les roses et les hommes sous l’Arc de Triomphe, collaborent pour conduire Sturel à une acceptation orientale de la fatalité, mais d’une fatalité splendide qui comble ses puissances de vivre et de sentir. Il épouse comme le courant du fleuve d’Héraclite cette descente de la destinée qui porte pêle-mêle l’épave où se cramponne et se décompose un Mouchefrin, la barque de fleurs ou la gondole vénitienne dans laquelle un Sturel appareille pour la vie. Seulement, le vieil Hellène Héraclite était le philosophe de la loi. Sturel est emporté par le flot passionné et sensuel. Il abandonne Mou-

  1. Le Voyage de Sparte, p. 266.
  2. Les Déracinés, p. 450.