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XV
EHRMANN

Jules Lemaître, dans un Billet du Matin, reproduit en tête de l’Appel au Soldat, demandait, quand M. Barrès devint député boulangiste de Nancy, si par hasard les électeurs n’avaient pas pris Sous l’œil des Barbares pour un opuscule patriotique. Une logique, je ne dirais pas ironique, mais tout de même détendue et souriante de la destinée, a voulu précisément que M. Barrès fût amené à écrire un Sous l’œil des Barbares patriotique, et que M. Ehrmann, dans Au Service de l’Allemagne, fût construit, en somme, sur le modèle de Philippe, qui remplit les trois volumes du Culte du Moi. Ehrmann a d’ailleurs existé, et son histoire est celle d’un médecin alsacien qui passa dans l’armée française en 1914. Les analogies de sa situation, et, par certains côtés, de sa nature, avec celles de Philippe n’en sont que plus intéressantes. Philippe chez les Barbares, Ehrmann chez les Allemands sont des expressions, en deux états et deux langues différentes, d’une même idée.

M. Barrès dit de Sous l’Œil des Barbares : « Tout le livre c’est la lutte de Philippe pour se maintenir au milieu des Barbares qui veulent le plier à leur image[1]. » Au Service de l’Allemagne raconte une lutte pareille, lutte où est intéressée non plus une seule destinée individuelle, mais celle d’une nation. L’un des deux livres est traité en petits mémoires raffinés de la vie intérieure, l’autre est aménagé en roman fort artistement construit. Tous deux mettent pourtant en œuvre les mêmes valeurs générales de vie. Sous l’Œil des Barbares, c’est le livre de l’adolescent froissé, concentré, aiguisé par l’internat, tourné, par une série de combats contre lui-même, vers la vie intérieure. Au Service de l’Allemagne est le livre du soldat pressé par la même vie de claustration et de discipline forcée, se créant pour vaincre cette discipline

  1. Le Culte du Moi, p. 24.