Page:Thibaudet – Trente ans de vie française – Volume II.djvu/246

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peu à peu pour lui les sentiments que lui suggérait la colline de Sion. Des promenades, à chacune des belles saisons lorraines, sur ces longues croupes aérées, ont été pour lui pleines de lumière, de rosée et de lourde substance intérieure. C’est la colline de Sion-Vaudémont qui lève, dans les Amitiés Françaises, cette fleur de l’histoire lorraine, héroïsée en celle d’un paladin légendaire et résumée en un mythe parfait, comme une grappe à la portée exacte d’une main de petit enfant. La colline de Sion a levé aussi un mythe rude, puéril, grossier, à la portée d’une intelligence paysanne débridée : celui que Léopold Baillard tint de Vintras et qu’il essaya, avec son génie de bâtisseur rustique, d’implanter sur la hauteur, à la suite et sur la trace des vieux mythes chthoniens. Léopold Baillard, c’est le vieux Lorrain natif, à qui parlent librement, confusément, puissamment, comme elles peuvent parler à M. Barrès dans ses méditations solitaires, toutes les voix confuses, toutes les pensées obscures qui fument de la terre natale. La figure de Baillard pose ou accompagne dès lors pour lui un problème inverse de celui que posait Bouteiller, — inverse, c’est-à-dire l’autre figure du même problème.

Bouteiller était le missionnaire de l’État, le missionnaire d’une doctrine abstraite, universitaire et germanique qu’il venait, d’une chaire dogmatique et froide, imposer à des intelligences lorraines. Des Lorrains seront par lui dévoyés de leurs routes naturelles, déracinés de leur terre natale, dégagés de leurs vénérations propres. Il représente sur eux la discipline uniforme et artificielle qu’ils n’ont pas choisie. Le Roman de l’Énergie nationale est consacré à décrire et à dénoncer les périls de cette discipline. M. Barrès n’a point créé dans ce roman un anti-Bouteiller qui tînt à peu près la place qu’occupe dans l’Étape de M. Bourget le professeur Ferrand en face du professeur Monneron. Mais Gallant de Saint-Phlin retrouve de lui-même quelques directions de la discipline proprement lorraine, et M. Barrès, dans les Amitiés Françaises, prend à son compte, pour en former un petit garçon lorrain, les sentiments et les idées opposés à ceux de Bouteiller.

La Colline Inspirée pousse à son paradoxe cette attitude adverse de l’attitude de Bouteiller. Évidemment, M. Barrès n’a nullement songé à écrire un pendant du Roman de l’Énergie nationale. Il a pris sur Sion-Vaudémont une histoire toute faite, celle d’un petit schisme religieux poussé là bizarrement, et dans lequel il a vu une belle occasion d’établir ses droits de propriété sur « sa » colline. Il a pensé d’abord à se faire l’historiographe de cette curieuse affaire Baillard. Mais