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tées, alternées, opposées, se sont incorporées au rythme même de sa pensée et de son être. Il s’est plu à faire dialoguer en lui les forces de liberté, de spontanéité et les forces d’ordre, de précision, de discipline. Thème musical que trouve dès qu’elle s’écoute la nature humaine, mais que M. Barrès a vécu avec des lumières et sous des fusées nouvelles.

Comme le dit M. Barrès dans Le Voyage de Sparte, « c’est un problème de mesure ». La poésie — et Léopold Baillard est un rude poète paysan — établit sans cesse un équilibre invraisemblable et miraculeux entre la liberté ailée de l’imagination, le vol de nos puissances spontanées, et la discipline du mètre, la rigidité des lois verbales qui circonscrivent la pensée. Ce que le héros, sur l’Acrocorinthe, dit au cheval ailé, ce sont sous une autre forme les paroles de la Chapelle à la Prairie, et de l’Église à Léopold : « Soit ! tu vas t’élever comme une flèche vers le soleil. Mais quel désert autour de toi ! Brûlante colonne de feu qui s’élance pour se consumer ! Tu te satisferas d’orgueil et d’un haut sentiment solitaire de lui-même. Ô mon ingrat ami, si tu comptes sur tes ailes, tu dois cette confiance à ma louangeuse amitié, et si tu te crois le foyer, le cœur ailé de l’univers, c’est d’avoir vu mon chaud regard te presser et te circonscrire[1]. » Dialogue de l’Ordre avec l’Imagination, qui fuit en dépassant ; méditation lyrique qui montre que l’option pour l’ordre ne se fait pas sans résistance chez M. Barrès, qu’elle est maintenue par la raison et la volonté.

Le dialogue de la Chapelle et de la Prairie soustrait ces images à la poétique fumée d’or et les amène à des traits plus nus. C’est qu’elles ont été nourries par un drame véritable, qu’elles sont la conclusion d’un roman minutieux, que la discipline d’une terre, d’une nation, et non plus seulement d’un individu, y est intéressée : « Rien ne rend inutile, rien ne supplée l’esprit qui palpite sur les cimes. Mais prenons garde que cet esprit émeut toutes nos puissances et qu’un tel ébranlement, précisément parce qu’il est de tout l’être, exige la discipline la plus sévère. Qu’elle vienne à manquer ou se fausser, aussitôt apparaissent tous les délires[2]. » Le dialogue de la Chapelle et de la Prairie, comme celui du Sphinx et de la Chimère, fait respirer ces abstractions : « Je suis, dit la prairie, l’esprit de la terre et des ancêtres les

  1. Le Voyage de Sparte, p. 160.
  2. La Colline Inspirée, p. 422.