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Il y a des lieux où souffle l’esprit ! Ici, de l’invertébré, mais flexible, harmonieux, un peuplier balancé par le vent, une « harmonie » lamartinienne en prose. Voyez la différence avec du Chateaubriand, avec un morceau quelconque du Génie plein, charnu, oratoire, — ou avec du Jean-Jacques Rousseau, avec une lettre de la Nouvelle Héloïse, si fortement tendue sur une dialectique ordonnée.

Par là M. Barrès appartient bien à la génération symboliste, quoiqu’il en dédaigne les poètes. Le symbolisme fut la grande transgression de la musique sur la littérature, et la prose de M. Barrès figure une musique, moins pour l’oreille que pour la pensée, — une musique ou une architecture, c’est-à-dire un art plus intuitif qu’expressif : « Des espaces pleins, puis des élans, des repos, puis des enrichissements et des élans plus audacieux, et des répétitions ornementales plus vastes, voilà les seuls moyens pour nous rendre sensibles certains états de l’âme[1]. » Ce serait un peu la formule d’Un Homme Libre, de la Mort de Venise, du Voyage de Sparte, des Amitiés Françaises. M. Barrès en sort pour construire, selon des formules plus courantes, ses romans. Mais le Roman de l’Énergie nationale ou les Bastions de l’Est gardent dans leur intérieur les esprits reconnaissables de cette musique. « Sans réviser les éruditions d’un auteur, je le dis superficiel dès l’instant que je ne sens point sous ses phrases une émotion en profondeur. Toute véritable sincérité s’accompagne d’un frémissement[2]. » Il faut que des fils relient tout extérieur, même aussi exotérique que celui de Colette Baudoche, à ces dessous, à ces profondeurs frémissantes. « Rien ne m’importe qui ne va pas fouiller en moi très profond, réveiller mes morts, éveiller mes futurs[3]. »

Il est naturel qu'une telle sensibilité s'exprime par des images vivantes. M. Barrès est un de nos grands créateurs de belles images. Grâce à cette puissance musicale qui est au centre de son être, il peut par ses vibrations sympathiser avec toutes les vibrations des choses, retrouver dans leurs analogies leur racine musicale commune. Le cœur de son art c'est la puissance de saisir ces analogies, de les nouer d'un geste en une gerbe indissoluble. Voyez ce commentaire d'un mot de Jeanne d'Arc : « Le pauvre oiseau captif qui, dans sa cage, n'entend plus sa volonté de vivre, l'enfant qui s'hébète au

  1. Amori et Dolari Sacrum. p. 251.
  2. Scènes et Doctrines, p. 8.
  3. Amori et Dolori Sacrum. p. 19.