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ture, qui fut de tant de familles », sur Edgar Poë, « ce brouillard qui nous pénètre avec la lenteur égale d’une pluie fine et que coupent par saccades des éclairs et des éclairs d’intuition. » Aussi les écoles de M. Barrès ont été vite terminées. La langue et le style d’Un Homme Libre font pressentir un grand écrivain ; mais sans un travail patient l’écrivain fût resté trop longtemps pressenti. M. Barrès qui n’écrit pas avec une grande facilité applique à sa forme littéraire la discipline qu’il demande, pour former son moi, à Ignace de Loyola. Mais ici il ne dit pas : Et maintenant le fidèle n’a plus qu’à recommencer. Il a toujours cherché au contraire à se renouveler, à s’annexer de nouvelles provinces du style. Il est de ceux qui (quoiqu’en dise Rémy de Gourmont dans sa Question Taine) ont choisi jusqu’à un certain point sinon un style, du moins certaines méthodes d’aménagement de leur faculté verbale. On distinguerait peut-être chez M. Barrès quatre manières qui se succèdent à peu près en général, mais coexistent parfois. D’abord le style psychologique transparent et nerveux d’Un Homme Libre et du Jardin. Puis le style étoffé, savant, plein de poids et d’ampleur qui commence à Du Sang, de la Volupté et de la Mort, et qui atteint ses plus belles formes dans les Amitiés Françaises et la Mort de Venise. Ensuite le style coupé, haletant, plein de raccourcis nerveux de Leurs Figures. Enfin sur un beau plateau d’automne lorrain, ce grand style, mûr, dépouillé, lucide de Colette Baudoche et de la Colline Inspirée On trouverait des époques de style analogues, quoique de succession inverse, chez M. André Gide. Elles sont naturelles à une époque comme celle du symbolisme, où la fréquentation des ateliers donne aux littérateurs un grand souci de leurs habitudes techniques, où ils tendent ainsi à se faire, comme les peintres, des manières successives.

Sans poursuivre le travail des cahiers d’expression, M. Barrès s’est laissé modeler par plusieurs influences littéraires. Il a demandé à ses lectures un bénéfice, des coupes, des rythmes. Il a, comme tous nos prosateurs originaux, beaucoup imité.

L’action la plus forte qu’il ait subie dans cet ordre paraît avoir été celle de Michelet. « Petites phrases de Michelet, si pénétrantes, brûlantes du culte des groupes humains ! »[1] disait-il dans son premier livre. On pourrait écrire de M. Barrès ce qu’il écrit de Péguy : « Péguy avait lu, relu et mis dans son sang, pour toujours, l’Histoire de la

  1. Sous l’œil des Barbares, p. 182.