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le frémissement âpre et exigeant du moi, demeurent visibles dans toute la texture de son style. Voyez-le aborder Venise avec les mêmes yeux et le même parler dont Michelet aborde l’Inde :

« Dans ces plaines on peut suivre, jour par jour, la mobilité des saisons, et je songe au visage de Virgile qui rougissait aisément. Au printemps ces arbres me tendent leurs branches fleuries avec l’innocence infiniment civilisée des Luini, et, quand l’automne les charge de fruits, tout ce Veneto agricole se fait sociable et voluptueux comme un concert du Giorgione. Je ne puis décider dans lequel de ces styles cette nature multiforme m’enchante davantage. Mais, au terme du voyage, on trouve une ville toujours pareille sur une eau prisonnière.

« Étincelante fête figée de Venise et du grand Canal ! Venise a des caprices, mais point de saisons, elle connaît seulement ce que lui en racontent les nuages quand ils montent sur le ciel pour épouser sa lagune[1]. »

Le livre le plus proche de Michelet que M. Barrès ait écrit c’est certainement Leurs Figures : les journées parlementaires y prennent assez exactement le rythme des journées populaires dans l’Histoire de la Révolution. Mais la sensibilité d’amour de Michelet fait place chez M. Barrès à une sensibilité de combat et de haine. « Ces grandes crises morales chez les hommes d’un certain âge font sortir les maladies qu’ils couvent : celui-ci sent sa vessie, cet autre son foie, ce troisième ses intestins »[2]. On pense à l’insistance rageuse de Michelet sur la fistule de Louis XIV ou l’abcès de François Ier. Et voici les figures habituelles au Michelet de la Renaissance et du XVIIe siècle : « Chéquard ! c’est le mot qu’invente ce novembre 1892. Si l’Académie Française dédaigne de le recueillir dans son dictionnaire, l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres le déchiffrera imprimé au fer rouge sur de la chair humaine »[3]. Ceci pourrait appartenir à la Renaissance plutôt qu’à Amori et Dolori Sacrum : « Mazzorbo, Burano émergèrent pareils à des nymphéas flottants. Mazzorbo eut jadis des couvents de Bénédictines. Nobles viviers pour le plaisir ! Le doge André Contarini, au XVIe siècle, se faisait un mérite d’avoir résisté aux séductions des religieuses »[4].

  1. Amori et Dolori Sacrum, p. 13.
  2. Leurs Figures, p. 124.
  3. Id., p. 116.
  4. Amori et Dolori Sacrum, p. 43.