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pas raisonnable d’aviser à rendre, par des travaux d’ordre général, le fleuve plus flottable »[1].

Très souvent, quand M. Barrès se soutient et se surveille particulièrement, il dégage la belle phrase française, de nombre sobre, d’élasticité et d’embonpoint, telle que la pratique de Flaubert l’a apprise à des générations de prosateurs : « Les deux bassins de la terrasse, dont les eaux semblaient de bronze vert, frémissaient, enchâssés dans leur étroit gazon. À l’extrémité du perron, un vase sculpté prenait de la perspective une importance énorme, et, vide, égalait presque les belles têtes mouvantes des marronniers sur la pente. Là-bas, le Grand Canal, au delà du char embourbé qui devenait noir, prit une extraordinaire couleur jaune »[2]. M. Barrès a évidemment dépouillé, dans Salammbô, le lever du soleil sur Carthage. Mais on ne trouverait rien chez Flaubert de plus parfait que la deuxième phrase, cette coupe magnifique par laquelle la longue de vide, entre ses deux virgules, équilibre vraiment la noblesse spacieuse des marronniers sur le gazon.

Cette étude patiente, ces touches d’imitation que l’on remarque sur le style de M. Barrès nous le montrent obligé toujours de s’appliquer plus ou moins pour ne pas trébucher. Il peut, s’il se relâche, tomber dans les pires fondrières. Ainsi : « Des idéals qu’il se composait, il goûtait la pure beauté tant que l’avaient pas altérée les conditions de leur réalisation »[3]. Et ce n’est pas la faute de l’écrivain si le lecteur s’aperçoit tout de même que « On ne doit pas errer sur l’élément fondamental de cette impératrice » signifie qu’il ne faut pas méconnaître le caractère principal d’Elisabeth d’Autriche.

Mais précisément à cause de ce caractère volontaire, ce style n’est pas prisonnier d’une formule, d’un nombre. Je n’en sais pas de plus varié. Il passe incessamment de la forme rompue à la forme périodique, du ton mineur au ton majeur. De là un tremblement, une brisure continuels qui lui donnent une incomparable propriété de vie. De là aussi ces inégalités, ces secousses qui le font répugner à la lecture à haute voix, au gueuloir de Flaubert. Des pages destinées à être lues, éprouvées au gueuloir, on n’en trouverait guère que dans Du Sang, particulièrement l’Examen de conscience du Poète, beau morceau parfaitement réussi. Mais en général il est rare qu’une page entière file

  1. Les Déracinés, p. 479.
  2. Leurs Figures, p. 295.
  3. L’Ennemi des Lois, p. 163.