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LA VIE DE MAURICE BARRÈS

« Peut-être en lui la vie est-elle si intense et dans toutes les directions qu’il n’arrive pas à se faire une représentation très nette des objets sur lesquels il dirige ses sentiments. Capable d’atteindre quelque jour des états élevés, car il a l’essentiel, c’est-à-dire l’élan, mais affamé tour à tour de popularité, de beauté sensuelle, de mélancolie poétique, il ne vérifie pas les prétextes où il satisfait son soudain désir, et, bientôt dissipée sa puissance d’illusion, il se détourne de son caprice pour s’enivrer d’une force sur lui plus puissante encore que toute autre, pour s’enivrer de désillusion »[1].

Les deux passages se superposent assez exactement. Ils enregistrent le même graphique : celui d’une énergie où l’accent porte sur cette énergie bien plutôt que sur les moyens qu’elle emploie et sur la fin qu’elle recherche. L’essentiel ici c’est l’élan, c’est le désir, ce sont les puissances vivaces de l’Amour et le bandeau sur ses yeux. Toute existence un peu riche et féconde connaît ces instants, reconnaît en eux ses clefs ou ses racines. Le moment de l’amour physique, dans son être et dans ses suites, nous en donne même l’essence, et il ne faudrait pas déranger beaucoup les traits généraux de ces deux passages pour y loger une psychologie de cet instant charnel et de la « réaction violente », de la sécheresse qui suit les délices. Si l’homme n’échappe point à la loi de l’omne animal, du moins un héritier de Chateaubriand sait-il utiliser et magnifier sa tristesse, et un Sturel s’enivrer de désillusion. Mais enfin nous trouvons là une figure de la vie à l’état brut telle que l’éprouve et la saisit M.  Barrès. Sous cette forme, cette richesse de vie paraît stérile, et ces alternatives de désir illimité, et de sécheresse, de Volonté schopenhauerienne et de désillusion useront rapidement une âme. Pour construire une vie vraie, utile, fructueuse, il faut que ce désordre soit aménagé, que des limites interviennent, que cette sécheresse soit prévenue et cette désillusion employée.

« Cette nuit célèbre la résurrection de son âme ; il est soi, il est le passage où se pressent les images et les idées, Sous ce défilé solennel il frissonne d’une petite fièvre, d’un tremblement de hâte : vivra-t-il assez pour sentir, penser, essayer tout ce qui s’émeut dans les peuples, le long des siècles »[2].

Telle est la première manière d’utiliser cet état : être soi, être de la vie qui passant dans une forme l’alimente, la rafraîchit, la tend, la

  1. L’Appel au Soldat, p. 484.
  2. Sous L’œil des Barbares, p. 160.