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individualiste dont on peut regretter sans pour cela la juger évitable la récente disparition. Au temps de la Cocarde M. Barrès croyait le reconnaître dans le programme Millerand, ou programme de Saint-Mandé, qu’il proposait comme un but prochainement possible. « Les radicaux (tel Goblet), les nationalistes épris de justice (tels Drumont), les socialistes collectivistes (tel le groupe de la Petite République) s’entendent sur la partie la plus immédiate de notre tâche qui est d’atteindre l’excès de la richesse et par suite de la mieux répartir »[1]. Dans un pays d’aisance moyenne comme la France, ces problèmes de répartition (M. Barrès a pu s’en apercevoir depuis) n’ont guère qu’une importance factice, principalement électorale. À Paris, c’est la politique du petit commerce parisien, boulangiste, puis nationaliste, aux destinées duquel M. Barrès a fini par lier sa fortune politique.

À ce programme un peu verbal d’améliorations sociales, on peut rattacher les idées de M. Barrès sur la décentralisation. Le grand service qu’il a rendu aux idées décentralisatrices n’a nullement consisté à les grouper en un corps de doctrine, ni, député, à tenter de les faire passer à l’acte par des projets de lois minutieusement étudiés. Peut-être donne-t-il indirectement par là quelque appui à la doctrine si souvent expliquée par M. Maurras, que la monarchie seule peut être sainement décentralisatrice. Mais plus que personne, il a créé en France un état d’esprit décentralisateur. Il a fourni au langage le mot de déraciné qui se trouve d’ailleurs, avec le même sens, dans une lettre de Taine. Il a, par le caractère lorrain de sa littérature, fourni un appui et un exemple à tous les essais de littérature localisée et même de vie locale renouvelée et hardie. Or c’est là l’ordre normal. Un régime quelconque n’arrivera en France à décentraliser réellement que le jour où le besoin et l’idée de décentralisation seront incorporés à des manières de sentir et de penser, et les Déracinés auront plus contribué à ces manières de sentir et de penser que mille conférences et dix projets de loi.

C’est aux « grandes ambitions nationales » que s’est attachée la vie politique de M. Barrès, et c’est lui en somme qui depuis le boulangisme a assuré la continuité et la vie intérieure du parti nationaliste.

Il a défini le boulangisme une fièvre française. De toute sa jeune ambition il a participé à cette fièvre. Rêvant en Grèce sur les chevaliers francs qui y fondèrent des États, il évoque comme les figures françaises

  1. De Hegel aux cantines du Nord, p. 58.