Page:Thibaudet – Trente ans de vie française – Volume II.djvu/53

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rès implique en une de ses parties le second versant et pourrait se comprendre aussi bien sous le second titre.

L’intelligence si lucide de Baudelaire a donné au jeune bourgeois d’une grande capitale moderne, — capable d’utiliser, comme dit M. Barrès, les libertés de 1789 et de développer son imagination (sans argent, dit le Philippe du Jardin, comment développer son imagination ?) — la conscience, la volupté et le remords de son néronisme. Il est une monnaie de César comme son bulletin de vote en fait une monnaie de Louis XIV. M. Barrès, qui emprunte à Néron dans le Jardin son Qualis artifex et dont le Lazare a bien du mal à se détacher du dilettantisme néronien pour s’en aller faire du fanatisme en Gaule, paraît vibrer sympathiquement avec ces alternatives violentes, ces douches écossaises de cruauté et de sentimentalité, de sang et de larmes, qui donnent piquant et mordant à la vie d’un despote oriental. « Pour ce Xerxès, tant molesté par l’opinion universitaire, je me sens un goût vif. Il possédait une puissance et une largeur de mélancolie que les Grecs et nous tous n’avons pas héritée. Certes, il se faisait de la liberté individuelle et surtout de l’égalité un sentiment que nos démocraties réprouveraient, mais il avait un sens de la fraternité dès êtres qui, depuis, s’est totalement perdu »[1]. On sait en effet que Xerxès, devant le défilé de son armée, pleura en songeant que pas un de ces hommes ne vivrait dans cent ans : elle défilait d’ailleurs, cette armée, entre les enfants coupés en morceaux d’un seigneur dont les propos lui avaient déplu. Ces sautes de sensibilité secouent terriblement l’organisme : le grand roi mourut gâteux, et fut livré en cet état à l’opinion universitaire qui commença à sévir sur le monde avec Hérodote.

Dans un chapitre de Du Sang, Sur la Volupté de Cordoue, M. Barrès imagine sur des vers de Jules Tellier un pauvre petit empereur de douze ans, Philippe l’Arabe, « dont le teint mat ne fut altéré que du sang qui jaillit, le jour qu’on le planta sur une pique »[2]. Devant une danse de femmes nues l’empereur-enfant pleure comme Xerxès. « C’est, dit-il, que je pense qu’aucune d’elles ne sera belle dans vingt ans ». Le monde est pour lui décoloré parce qu’« il manquait à cet enfant le minimum de contrariétés auxquelles, depuis des siècles, l’espèce humaine est habituée, au point que pleurer un peu est devenu une fonction naturelle qu’il nous faut satisfaire à tout prix. » À Cordoue,

  1. Du Sang, p. 302.
  2. Id., p. 125.