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Il est vrai que M. Barrès décide que « ce que les meilleurs de nous appellent leur hellénisme est un ensemble d’idées conçues dans Alexandrie, dans Seleucie, dans Antioche et que nos professeurs débitent »[1]. M. de Goncourt appelait déjà avec profondeur l’antiquité le pain des professeurs. L’ensemble d’idées qu’on appelle hellénisme est plus complexe, il consiste dans une chaîne qui va d’Athènes à Paris par Alexandrie, Rome, Florence. « Nous avons accepté, dit dédaigneusement M. Barrès, la fiction d’une sorte de nationalité hellénique où l’on s’introduit par une culture classique »[2]. Cette fiction se prouve par ses fruits, puisqu’elle est précisément cette culture classique. Hellénisme, culture classique sont des « suites » au sens où Bossuet, intitulant le second livre du Discours la Suite de la Religion, fait de l’Église catholique le type même de la « suite ». Un homme cultivé voit là une nationalité hellénique au même titre qu’un catholique se sait membre d’une nationalité romaine : en seront-ils moins Français ? J’apercevrais fort bien le meilleur de cet hellénisme lié, de cette culture classique en sa vie et sa durée, comme le faisceau de trois suites : une suite littéraire qui irait d’Homère à M. Barrès en atteignant son point de perfection dans Sophocle et Thucydide ; une suite philosophique qui relierait Thalès à M. Bergson en touchant sa maturité dans Platon ; une suite plastique qui conduirait de Calamis à Rodin en réalisant à son plus haut point la plénitude de Phidias. Je vois fort bien les trois « discours » par lesquels on pourrait établir l’unité de ces trois suites.

Évidemment. Mais tout cela implique une conception livresque de l’hellénisme, une ascension — ou une ascèse — de l’Acropole par le musée et la bibliothèque, et M. Barrès n’y apporte pas, n’y veut pas apporter « des nerfs protégés par la poussière des livres ». Quatre pages plus loin cependant « les ombres de Byron et de Chateaubriand, que j’avais amenées de Paris, m’accompagnaient dans toutes mes dévotions ». Un livre en remplace un autre. Retenons que M. Barrès produit sur l’Acropole une sensibilité romantique que lui ont transmise les livres romantiques. Les romantiques qui y sont venus, Chateaubriand, Lamartine, Gautier, Flaubert, se croyaient ou se sentaient obligés d’apporter une sensibilité, un goût que leur avaient transmis les livres classiques. Mais les livres classiques c’est pour M. Barrès, en

  1. Le Voyage de Sparte, p. 64.
  2. Id., p. 66.