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LA LOGIQUE DE L’ILLUSION

sur l’illusion du néant serait-elle avouée dans ses grandes lignes (et à la réserve du dernier mot qui lui donne son cachet proprement bergsonien ) par presque tous ces philosophes, peut-être par Leibnitz, et sûrement par Schelling, Hegel et Schopenhauer : « Il faut s’habituer à penser l’Être directement sans faire un détour, sans s’adresser d’abord au fantôme de néant qui s’interpose entre lui et nous… Alors l’Absolu se révèle très près de nous, et, dans une certaine mesure, en nous. Il est d’essence psychologique, et non pas mathématique ou logique. Il vit avec nous. Comme nous, mais par certains côtés infiniment plus concentré et plus ramassé sur lui-même, il dure[1]. »

Mais si M. Bergson fait peut-être ici un bloc artificiel de la philosophie antérieure et du sens commun, s’il méconnaît l’acquis de la perennis philosophia, il n’en reste pas moins que son analyse peut rester, avec son caractère d’exposé lumineux, comme une acquisition définitive de cette psychologie des erreurs, qui est l’antichambre de la philosophie. En partant du non-être on n’arrive pas plus à l’être qu’en partant de la matière on n’arrive à la vie. Si le sens commun tend à faire sortir l’être du non-être, c’est en vertu d’une nécessité pratique et technique que M. Bergson a mise en lumière, ajoutant ainsi de la clarté à la conscience intime qu’a toujours eue le vrai philosophe de se connaître comme l’homme de l’être, de trouver la réalité élémentaire et authentique de l’être dans son intérieur, sa conscience, son énergie spirituelle.

III
L’ILLUSION DU DÉSORDRE

L’illusion du désordre est analogue à l’illusion du néant et pourrait à la rigueur se ramener à elle. Elle naît de la même croyance en la réalité logique : le désordre serait logiquement antérieur à l’ordre, et le passage du désordre à l’ordre devrait être expliqué logiquement

  1. Évolution Créatrice, p. 323.