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LA LOGIQUE DE L’ILLUSION

et en quelque région de l’espace. En quoi Stuart Mill parle beaucoup plus justement que ne se l’est imaginé Taine, et surtout que lui-même, qui était déterministe, ne se l’est imaginé : comme M. Bergson nous le montrait tout à l’heure, la supposition de ces moments du temps et de ces régions de l’espace soustraits à la causalité n’est autre chose qu’une substitution de l’ordre vital et volontaire à l’ordre mécanique, et cet ordre vital s’exprime bien par des zones d’indétermination, c’est-à-dire par un vide de la causalité. D’autre part, le principe de la conservation de l’énergie, dont Spencer et Taine ont presque fait un absolu, a amené la réflexion philosophique à voir dans le principe de causalité une forme de l’identité, dont il se rapproche, dit M. Bergson, comme une courbe de son asymptote. Mais il va de soi que M. Bergson pose le problème en termes de durée.

La réduction de la causalité à l’identité est naturelle à la science, qui supprime la durée. Le principe d’identité lie le présent au présent. « Mais le principe de causalité, en tant qu’il lierait l’avenir au présent, ne prendrait jamais la forme d’un principe nécessaire ; car les moments successifs du temps réel ne sont pas solidaires les uns des autres, et aucun effort logique n’aboutira à prouver que ce qui a été sera ou continuera d’être, que les mêmes antécédents appelleront toujours des conséquents identiques[1]. » On ne peut d’ailleurs parler de « mêmes antécédents » dans la durée que par abstraction de la durée même, puisque ces antécédents diffèrent au moins par le moment de leurs durées. Une théorie de la causalité déterministe tendra donc toujours à nier la durée. « Descartes l’avait si bien compris qu’il attribuait à une grâce sans cesse renouvelée de la Providence la régularité du monde physique et la continuation des mêmes effets : il a construit en quelque sorte une physique instantanée, applicable à un univers dont la durée tiendrait tout entière dans le moment présent. » M. Bergson, dans une analyse qui suit le mouvement de celle de Hume, montre que ni le monde intérieur ni le monde extérieur ne nous donnent la causalité au sens des déterministes, mais que l’un nous donne l’idée d’indétermination et l’autre celle d’identité.

On compléterait, ou on dépasserait, l’analyse de Hume, en montrant que la causalité efficiente est chez nous une catégorie de l’action ou plutôt de la fabrication. On substitue la causalité déterministe à la simple identité comme explication des phénomènes, dans la mesure

  1. Essai, p. 158.