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LE BERGSONISME

qui tend à la parfaite conscience. Et je sais bien que tout cela n’est qu’ébauche, et que ces ébauches se sont détachées comme des εἴδωλα (eidôla) de la grande philosophie romantique allemande. Mais il est remarquable que, bien qu’il n’y ait aucune différence appréciable de sens entre nisus et effort, Renan emploie le mot latin, non pas pour préciser son idée, mais pour l’estomper, pour indiquer qu’il n’y a pas dans notre langage de terme qui puisse la nommer, et pour y remettre, comme disait Mallarmé, de l’obscurité. Tel n’est pas évidemment le procédé de M. Bergson. L’Évolution Créatrice, la production de la vie et de la pensée, correspondent bien pour lui à un nisus, mais, en vrai philosophe, il s’efforce d’amener sur ce nisus le maximum de clarté, et de l’étudier non dans les généralités diffuses où il s’estompe, mais dans les faits privilégiés où il s’éclaire. Si la vie est un nisus, c’est-à-dire un effort, nous en saisirons l’essence en analysant notre effort, qui participe à celui de la vie et qui le continue. Pour Descartes la volonté était en nous infinie comme en Dieu (d’où l’on pouvait conclure qu’elle nous fait toucher l’absolu) et l’analyse de l’effort représentait pour Maine de Biran le vrai Cogito de la philosophie. Une importance analogue est donnée par M. Bergson au fait privilégié de l’effort intellectuel, qui nous fait coïncider avec l’effort vital au moment même où il est sous-jacent ou tangent à l’intelligence, au moment où il va devenir intelligence et où il est encore temps de le saisir par l’intuition. L’effort intellectuel « nous représente la relation causale à l’état pur ». Cette relation causale n’est pas une simple causalité efficiente, puisqu’elle consiste en la création de quelque chose de nouveau : énergie qui se crée, et non énergie qui se conserve. Elle n’est pas non plus causalité finale, puisqu’elle ne vise pas à une fin, mais qu’elle crée cette fin en même temps qu’elle se crée. Du vague nisus de Renan, la réflexion philosophique passe ici à l’idée de schème dynamique. Le schème dynamique serait « entre l’impulsion et l’attraction, entre la cause efficiente et la cause finale, quelque chose d’intermédiaire, une forme d’activité d’où les philosophes ont tiré par voie d’appauvrissement et de dissociation, en passant aux deux limites opposées et extrêmes, l’idée de cause efficiente d’une part, et l’idée de cause finale de l’autre. Cette opération, qui est celle même de la vie, consiste dans un passage graduel du moins réalisé au plus réalisé, de l’intensif à l’extensif, d’une implication réciproque des parties à leur juxtaposition[1] ». Une intelligence où il n’y aurait que des images aux contours

  1. L’Énergie Spirituelle, p. 201.