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LA LOGIQUE DE L’ILLUSION

cette finalité statique doit se comprendre ou plutôt se saisir comme un moment d’un dynamisme qui la dépose en chemin et qui est la vraie réalité. La philosophie doit s’attacher à ce mouvement et non pas perdre son temps, échouer, en ramassant comme Atalante les pommes jetées sur ce chemin. Bernardin de Saint-Pierre a consacré aux Harmonies de la Nature un livre admirablement écrit : si nous ne parvenons plus à en supporter la lecture, c’est que le finalisme y projette sur les tableaux les plus éclatants ses ombres froides, et que nous sentons en lui un capital d’idées mortes. Mais tout homme éprouve un frisson d’admiration quand il lit la page où Mariette, en ouvrant le Serapeion, reconnaît sur le sable frais la trace de l’Égyptien qui l’avait fermé deux mille ans auparavant. C’est que nous voyons par les yeux de l’âme la trace du savant à côté de la trace de l’homme d’il y a deux mille ans, son pas se confondant avec le pas de l’homme dont il prend ici la suite imprévue. C’est aussi que nous nous sentons devant l’épure nue, le schématisme dynamique vrai de ceci : la marche de l’humanité, la marche de la vie, analogue à cette « marche à la vision » qu’est l’œil animal et humain. La philosophie nous conduit à un pareil frisson, à une pareille communion avec notre vérité, et avec la vérité lorsqu’elle nous montre sous le pas le mouvement, sous l’espace zénonien la course indivisible d’Achille, dans la réalité spirituelle une énergie, dans notre énergie spirituelle la réalité, dans l’élan vital la chaîne et la poussée des forces en lutte contre la mort.