Page:Thibaudet – Trente ans de vie française – Volume III – TI.djvu/216

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
202
LE BERGSONISME

Et Spencer donne à M. Bergson la même désillusion qu’Anaxagore à Socrate. Car, après avoir annoncé cette doctrine d’évolution, il laisse de côté l’évolution comme Anaxagore y avait laissé le νοῦς (noûs), il se met à tout expliquer par l’évolué comme Anaxagore par le mécanisme. L’analogie va d’ailleurs plus loin. Socrate et Platon opposent à une philosophie du total et du donné, exposée dans des poèmes ou des traités, une philosophie de l’étude progressive, de la recherche en commun qui implique le dialogue. Une idée analogue — mutandis mutatis — est impliquée dans la méthode bergsonienne, quoique mise en œuvre par des procédés directement contraires à ceux du dialogue socratique. N’oublions pas qu’entre les deux philosophies il y a une durée, vingt-trois siècles de systèmes, et la croûte épaisse des scolastiques, la pente inévitable qui conduit l’esprit vivant à cette systématique et à cette scolastique. De même que « la vie est un immense effort tenté par la pensée pour obtenir de la matière quelque chose que la matière ne voudrait pas lui donner[1] », de même la philosophie bergsonienne est un immense effort tenté par la pensée la plus subtile et la plus aiguë pour obtenir de l’intelligence, du langage, de la formation scolaire, de l’acquis normalien quelque chose qu’ils ne voudraient pas lui donner, que leur pente naturelle est de lui refuser. La réflexion sur Spencer est utilisée à la fois comme image de cette servitude et comme outil d’affranchissement.

Spencer, dit M. Bergson, a reconstitué l’évolution avec des fragments de l’évolué. Il a pensé en termes d’immobilité un mouvement. Il a formulé des lois d’évolution, et son déterminisme a pris l’évolution entière dans un réseau de lois. Or parler de lois d’évolution est évidemment limiter l’évolution, tracer un cercle qu’elle doit parcourir sans en sortir, et par rapport auquel il n’y a pas évolution. Il est d’ailleurs naturel à l’esprit philosophique de limiter et d’encadrer d’autant plus rigoureusement le monde dans l’ordre de la loi qu’il le desserre et le mobilise davantage dans l’ordre des faits. La philosophie d’Héraclite était à la fois une philosophie de l’écoulement universel et une philosophie de la loi. Et un sur-héraclitéisme analogue au sur-évolutionnisme de M. Bergson s’est formulé après lui avec ces héraclitéens extrêmes dont parle Platon et dont les critiques se font un malin plaisir de rapprocher M. Bergson. Non seulement nous ne nous baignons pas deux fois dans le même fleuve, mais dans le fleuve il

  1. Bulletin de la Société de Philosophie, 2 mai 1901.