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LE BERGSONISME

dont chacune correspond à un groupe d’espèces bien caractérisées… C’est ériger en solution ce qui n’est pour le savant que la position d’un problème et c’est condamner les philosophes à mener contre les sciences de la nature une guerre de guérillas, à l’abri de remparts précaires d’où chaque progrès scientifique les déloge[1]. » Évidemment la philosophie ne peut pas être au courant des progrès scientifiques futurs, et le progrès scientifique peut déloger de leurs positions les philosophes aussi bien que les savants. Est-ce une raison pour ne rien faire ? Ne pas philosopher est le meilleur moyen de ne jamais se tromper en philosophie : il vaut mieux chercher des moyens moins bons.

Dans un monde infini, aucune des deux lois n’aurait de sens. Mais, il s’agit de lois physiques, et la physique ne peut penser que des systèmes clos. Ou plutôt la loi de conservation de l’énergie fait corps avec la nécessité où elle est de penser par systèmes clos, par quantités réelles (et non comme les mathématiques par quantités idéales). Cette loi n’est qu’une loi quantitative qui indique pour un changement qui se produit quelque part la nécessité d’être compensé par un autre changement. Quelque part, c’est-à-dire autrement qu’à l’infini. Toute connaissance, dit Leibnitz, est seu theoremata seu historia. Le principe de la conservation de l’énergie appartient aux theoremata. Mais si la loi de dégradation est, selon M. Bergson, la plus métaphysique des lois de la physique (en attendant qu’on trouve, pour donner raison à M. Berthelot, une loi plus métaphysique encore, car Taine en disait déjà autant de la loi de la conservation) c’est qu’elle se rapporte à l’historia, « qu’elle nous montre du doigt, sans symboles interposés, sans artifices de mesure, la direction où marche le monde[2] ». Elle prouve que le monde dure, et dure d’une certaine façon. Elle est peut-être la première justification éclatante de la métaphysique.

Et voilà peut-être une des raisons pour lesquelles la philosophie scientifique lui a opposé si longtemps une telle force d’inertie. Cette loi gênait les aspirations de la science à tenir lieu de philosophie et de religion, puisqu’elle, mettait au terme du monde matériel qu’étudie la science l’irrémédiable dégradation, et qu’elle faisait de l’évolution une marche au néant. Au contraire la loi de la conservation de l’énergie

  1. Le Pragmatisme chez Bergson, p. 241.
  2. Évolution Créatrice, p. 264.