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LE BERGSONISME

truction, ne concerne qu’un commencement sans suite, un instant qui ferait place immédiatement à la reprise de la dégradation. Avant l’énergie qui se dégrade, il y avait donc de l’énergie qui ne se dégradait pas, et qui pouvait n’avoir pas eu de commencement. Cette énergie antérieure à la phase de dégradation serait la supra-conscience bergsonienne, la source de l’élan vital. Comme la conscience est coextensive à une frange d’action empêchée par la dégradation, la supra-conscience serait coextensive, soit à une toute-puissance sur un univers dont la plasticité et la mobilité ne feraient qu’un avec la plasticité et la mobilité de cette supra-conscience, — soit à une multiplicité de possibles analogues à ceux de l’intelligence divine dans la théologie de Leibnitz. Rien ne nous empêche d’imaginer un état d’invention, de liberté, d’aisance dionysiaques dont la conscience humaine retrouve peut-être, à certains moments d’extase, une ombre très vague, — d’imaginer aussi qu’il était naturel que cette facilité suprême coulât à un certain moment sur cette pente même de facilité qu’est la dégradation, puisque, par un mouvement précisément inverse, c’est quand elle atteint avec les mathématiques la limite même de cette détente, que la vie, sous la forme de l’intelligence, apparaît avec le plus d’efficace sous la forme d’une réalité qui se refait.

Il y a une vie intérieure de l’univers, que nous ne pouvons saisir, que nous entrevoyons à travers des voiles, et qui doit être, à une puissance infinie, génie comme celle d’un Platon, d’un Léonard, d’un Gœthe. Peut-être la supraconscience a-t-elle eu, comme le génie, ses moments tragiques. Peut-être les grandes tragédies du théâtre et de l’histoire, les grands drames de la vie intérieure, nous font-ils communier avec cette supraconscience cosmique d’où les mondes sont tombés comme les feuilles mortes d’un arbre. Renan a divisé fort à propos ses dialogues philosophiques en certitudes, probabilités et rêves. M. Bergson a essayé de ne présenter qu’un noyau de certitudes, il a dû l’entourer d’une frange de possibilité. Mais il reste autour de ses pages de grandes marges blanches où on peut loger beaucoup de rêves.

Le noyau de ces rêves, c’est la communauté d’essence entre notre être intérieur et l’être de l’univers, entre notre élan de durée individuelle et la durée de l’élan vital. M. Bergson rappelle dans une note de l’Évolution Créatrice que l’Essai montrait la vie psychologique transcendant à la fois le mécanique et l’intelligent, et il ne fait, dit-il, qu’appliquer dans l’Évolution « ces mêmes idées à la vie en général,