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PRÉFACE

Dans cette quatrième partie, et même dans les autres, il ne faudrait pas qu’on vît une analyse véritable de la doctrine de M. Bergson. Encore une fois, je n’ai nullement voulu ajouter un exposé nouveau à ceux qui ont été fournis par d’excellents exégètes. Ayant essayé de saisir le sens intérieur de cette philosophie, m’étant habitué à prolonger en elle et par elle l’élan vital de la philosophie humaine (sans prétendre l’y arrêter, et d’ailleurs M. Bergson lui-même ne le prétend pas), je me suis placé non au point de vue du bergsonisme, mais au point de vue de l’élan vital du bergsonisme en tant qu’il continue l’élan vital de la philosophie. J’ai constamment oscillé autour de sa pensée, je l’ai interprétée, prolongée, parfois contredite. Le dernier chapitre de mon livre est intitulé le Dialogue avec les Philosophes, et il est employé à analyser et à commenter l’attitude de M. Bergson envers quelques-uns des grands philosophes du passé. Mais le livre tout entier n’est autre chose qu’un Dialogue avec un Philosophe. Dans les jardins, ou dans l’École d’Athènes, où se passe ce dialogue, M. Bergson, qui représente aujourd’hui, à peu près, sur la planète, l’agmen de l’élan philosophique, n’est pas le personnage central. Au centre, ou plutôt au principe, se trouve ce double personnage, cet hermès œkiste de la cité philosophique, qu’est le couple indivisible Socrate-Platon. Philosopher c’est s’approcher de ce dialogue perpétuel, écouter, réfléchir, parler, noter, savoir qu’après nous il se continuera sur un registre plus haut encore, mais sans qu’aucun de ses moments l’emporte en dignité sur ce tout unique qu’est sa courbe indivisible, et souple, et lente, — c’est-à-dire sur sa durée.

C’est à peine si M. Bergson prend part à certains moments de mon dialogue. On trouvera dans ce livre des chapitres sur l’art, la religion, la morale, l’histoire, alors que M. Bergson ne s’est jamais expliqué là-dessus, ou ne s’est expliqué que par allusions fragmentaires, et il serait illégitime de systématiser ces allusions en vues d’ensemble. Allons plus loin. Il est extrêmement probable que si M. Bergson donnait un jour une philosophie historique ou religieuse, une esthétique et une morale, leur marche et leurs conclusions seraient très différentes de celles qui apparaissent ici. Mais le Bergson qui formulerait, comme Hegel ou Spencer, un système de philosophie complète ne saurait exister qu’en imagination. Ce qui est bergsonien, c’est de croire qu’en continuant à réfléchir, à penser librement et consciencieusement sur ces principes de la durée, du mouvement, de l’expérience interne,