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LE BERGSONISME

vraiment philosopher, et entièrement, et profondément. Nous trouverons à la fin de ce livre la suite historique, la famille philosophique dont il nous semblera faire partie. Il était nécessaire de situer d’abord, au moins par quelques traits, dans le paysage des systèmes, ce fleuve de la durée — le vieux fleuve d’Héraclite — en lequel M. Bergson nous invite lui-même à voir l’artère essentielle de sa doctrine, le cours d’eau qui lui donne sa pente, son modelé et ses routes.

« À mon avis tout résumé de mes vues les déformera dans leur ensemble et les exposera, par là même, à une foule d’objections, s’il ne se place pas de prime-abord et s’il ne revient pas sans cesse à ce que je considère comme le centre même de la doctrine : l’intuition de la durée. La représentation d’une multiplicité de pénétration réciproque, toute différente de la multiplicité numérique, — la représentation d’une durée hétérogène, qualitative, créatrice — est le point d’où je suis parti et où je suis constamment revenu. Elle demande à l’esprit un très grand effort, la rupture de beaucoup de cadres, quelque chose comme une nouvelle méthode de penser (car l’immédiat est loin d’être ce qu’il y a de plus facile à apercevoir) ; mais, une fois qu’on est arrivé à cette représentation et qu’on la possède sous sa forme simple (qu’il ne faut pas confondre avec une recomposition par concepts), on se sent obligé de déplacer son point de vue sur la réalité ; on voit que les plus grosses difficultés sont nées de ce que les philosophes ont toujours mis temps et espace sur la même ligne : la plupart de ces difficultés s’atténuent ou s’évanouissent. La théorie de l’intuition, sur laquelle vous insistez beaucoup plus que sur celle de la durée, ne s’est dégagée à mes yeux qu’assez longtemps après celle-ci : elle en dérive et ne peut se comprendre que par elle[1] »

L’ordre qui a fait suivre dans la pensée de M. Bergson la théorie de la durée par la théorie de l’intuition, qui ne lui a pas permis de formuler celle-ci avant celle-là, est parfaitement naturel, donné dans la logique du système, et même dans la logique de tout système vivant. Il n’est autre que l’ordre cartésien lui-même. Cet ordre débute par le Cogito, c’est-à-dire par une intuition qui n’est occupée qu’à saisir son objet. Puis l’analyse de cette intuition, la réflexion sur la manière dont elle a saisi cet objet, conquis une première vérité, lui fournissent le critère de la certitude, les idées claires et distinctes. Bien que cet ordre ne corresponde sans doute pas à une chronologie réelle et ne

  1. Lettre à Höffding citée dans Höffding, La Philosophie de M. Bergson, p. 161