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LE BERGSONISME

prétend momentanément le remplacer. L’argument de Zénon est un argument d’humoriste. Et la vie militaire, domaine du mécanisme intégral endossé avec l’uniforme, constitue la mine inépuisable de comique où un Courteline n’a qu’à se baisser pour en prendre. Mais tout cela c’est une autre histoire.

Il faut donc bien distinguer le mouvement vrai, que nous éprouvons en nous comme la réalité de la vie, et qui touche, par un point, à l’absolu, et le mouvement apparent et conventionnel, constitué par une sorte d’endosmose de la trajectoire et du mouvement pur. La nécessité où nous sommes d’envisager le mouvement sous cette forme bâtarde afin de nous en servir dans nos calculs et nos opérations fait que « c’est par l’intermédiaire du mouvement surtout que la durée prend la forme d’un milieu homogène et que le temps se projette dans l’espace[1] ». « La science n’opère sur le temps et le mouvement qu’à la condition d’en éliminer d’abord l’élément essentiel et qualitatif, du temps la durée et du mouvement la mobilité[2]. » La tâche de la géométrie est précisément de faire subir à l’un et à l’autre, pour les passer aux autres sciences, cette préparation anatomique.

Tout se passe pour la géométrie comme si la réalité n’était constituée que par l’espace visuel de la géométrie plane et par l’espace tactile de la géométrie dans l’espace. Pour la géométrie euclidienne tout au moins, qui est la géométrie la plus commode, celle qui suit la pente de notre moindre effort et de notre action possible sur la matière. Dès que l’esprit mathématique veut faire abstraction de la commodité, il est conduit à l’une ou à l’autre des deux grandes géométries non-euclidiennes. Et l’effort philosophique de M. Bergson pour remonter la pente de la philosophie naturelle à l’esprit humain, des postulats qui rendent commode notre action, ressemble bien à ceux de Riemann et de Lobatchewsky pour remonter la pente de la géométrie naturelle et commode des Grecs. Cette philosophie nous demande à nous-mêmes un effort pour réagir contre l’habitude de tout poser en termes visuels, en choses découpées et discontinues auxquelles le mouvement se surajouterait de l’extérieur. « Le sens de la vue s’arrange pour prendre les choses de ce biais : éclaireur du toucher, il prépare notre action sur le monde extérieur. Mais déjà nous aurons moins de peine à apercevoir le mouvement et le change-

  1. Essai, p. 94.
  2. Id., p. 87.