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LE BERGSONISME

états psychologiques considérés. Ou bien ces états sont représentatifs d’une cause extérieure, et leur intensité nous paraît en fonction de la multiplicité reconnue dans cette cause extérieure : c’est alors une multiplicité dans l’espace, évaluable en nombres et en mesures. Ou bien ils ne sont pas représentatifs d’une cause extérieure, et leur intensité, leur multiplicité prennent une couleur psychologique sui generis, sans commune mesure avec l’intensité faite de multiplicité qu’ils présentent lorsqu’ils intéressent la matière ou notre corps. Cette multiplicité proprement psychologique, que M. Bergson étudie dans le deuxième chapitre de l’Essai, s’efforçant de l’isoler et de la constituer à l’état pur, c’est la multiplicité psychologique réelle, tandis que la première est formée d’un système de symboles que nous créons pour la commodité de notre action et de notre pensée.

La multiplicité numérique, qui s’oppose à l’unité, qui passe à l’unité, qui implique l’unité à la fois comme son élément et comme son tout, ne doit pas être confondue avec la multiplicité psychologique réelle : cette multiplicité numérique constitue, de même que l’unité, un signe conventionnel pour désigner une réalité qui les dépasse l’une et l’autre. Quelle unité, quelle multiplicité, quelle réalité supérieure à l’un et au multiple sont données à la psychologie, la philosophie ne le saura que si elle ressaisit l’intuition simple du moi par le moi. « Alors, selon la pente qu’elle choisira pour redescendre, de ce sommet, elle aboutira à l’unité ou à la multiplicité, ou à l’un quelconque des concepts par lesquels on essaie de définir la vie mouvante de la personne[1]. » C’est donc une qualité réelle qu’il nous faut chercher par delà une quantité apparente, qualité que, comme la substance spinoziste en attributs, nous traduirons en unité ou en multiplicité, selon le point de vue extérieur duquel nous la considérerons.

Penser la multiplicité c’est penser objet ; penser l’unité c’est penser sujet, mais la personne transcende le sujet et l’objet. Le nombre réalisé est un objet, et c’est en tant qu’objet qu’il est indéfiniment divisible. Mais en tant que pensé il est posé par un acte simple de l’esprit. En général « nous appelons subjectif ce qui paraît entièrement et adéquatement connu, objectif ce qui est connu de telle manière qu’une multitude toujours croissante d’impressions nouvelles pourrait être substituée à l’idée que nous nous en faisons actuellement[2]. »

  1. Introduction à la Métaphysique, p. 15.
  2. Essai, p. 63.