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LE BERGSONISME

était complète, il n’y aurait plus ni mémoire ni volonté : c’est dire que nous ne tombons jamais dans cette passivité absolue, pas plus que nous ne pouvons nous rendre absolument libres. Mais à la limite nous entrevoyons une existence faite d’un présent que recommencerait sans cesse, — plus de durée réelle[1]. »

Quel que soit le sentiment très vif qu’à d’autres moments de sa philosophie Descartes ait eu de la liberté, la tension bergsonienne n’en est pas moins le contraire de la pensée que Descartes trouve dans l’intérieur du Cogito. Cette tension ne devient pensée qu’en se détendant. En elle-même elle comporte un acte. En elle coïncident intériorité, vie, durée, volonté, liberté. Elle implique le : Au commencement était l’action. Cette tension n’est jamais complète, et l’idée même de tension complète serait contradictoire. Toute tension est limitée en intensité ; toute tension implique une possibilité, un risque et même une nécessité de détente, de descente. Elle se détend et descend suivant bien des pentes différentes : hors de nous la matière et l’espace géométrique ; en nous l’intelligence discursive, la rêverie, et, plus radicalement, les diverses maladies de la personnalité.

D’une part la matière, d’autre part l’espace géométrique avec les sciences qu’il fonde, correspondent au même mouvement, qui, dans l’une, est réalisé imparfaitement, mais concrètement ; dans l’autre est réalisé parfaitement, mais abstraitement. L’intelligence, dont la forme parfaite est l’esprit géométrique, épouse ce mouvement, mais l’épouse pour le diriger, le contenir et en remonter la pente, de sorte que, si l’intelligible est détente, l’intelligence vraie, l’intelligence pratique est bien un état de tension, la tension de la vie dans l’acte qui l’adapte à la réalité détendue de la matière pour lui faire posséder la matière. C’est pourquoi l’intelligence est à son aise devant les choses de la matière ; elle les pense par une détente, en récupérant, immédiatement ou à longue échéance, cette détente par une tension vitale, comme la mitrailleuse récupère pour en faire du mouvement la détente et le déchet de ses explosions. Lorsqu’elle est en présence de la vie, individuelle ou sociale, l’intelligence se trompe sûrement si elle suit sa voie naturelle, son rythme de détente ; et le comble de l’absurde est atteint par elle lorsqu’elle applique à la vie le vêtement dont elle dispose et qui est taillé sur les mesures de la matière. Devant la vie, réussit seule en l’homme une tension qui n’est pas celle de l’intelli-

  1. L’Évolution[Créatrice, p. 219.