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LE BERGSONISME

religieuse. C’est dans le même sens qu’une partie, ou même le tout des travaux de M. Bergson, pourraient être intitulés : L’expérience philosophique.

Mais s’il y a une expérience religieuse comme une expérience philosophique, l’une et l’autre ne demeurent expérience qu’à condition de ne pas se confondre, de ne pas perdre leurs caractères particuliers dans un être général fait de leurs caractères communs. M. Bergson n’aurait certainement aucune peine à transformer ses vues sur l’expérience philosophique en des vues sur l’expérience religieuse, à développer en registre religieux son registre philosophique. Mais une de ses forces c’est précisément de résister contre cette tentation, si naturelle au philosophe, de ne pas chercher un passe-partout applicable à tous les problèmes, et qui, puisqu’il le serait à tous, ne le serait exactement à aucun. M. Bergson pense que le problème religieux mérite d’être abordé pour lui-même, en lui-même, et non comme une rallonge ou un double du problème philosophique. Ses deux lettres au P. de Tonquédec (en omettant leurs précautions oratoires), se ramènent à cette affirmation, qu’en ce qui concerne la question religieuse sa philosophie laisse la voie libre. Mais autre chose est de laisser la voie libre et autre chose de s’y engager. Le train qui s’y engagera n’est pas encore formé. Et ce que nous écrivons ici n’est destiné qu’à occuper, en attendant, nos loisirs sur le quai de la gare.

M. Bergson passe pour un adversaire de l’intelligence parce qu’il en a marqué les limites. À ce compte beaucoup de philosophes seraient logés à la même enseigne. Mais l’intuition, qui met le philosophe en contact avec la réalité, ne s’explicite en philosophie que si elle est développée en termes d’intelligence, si elle est amenée à la lumière de l’idée claire, si elle est incorporée à notre pensée. En principe l’intelligence ne doit pas nous servir à philosopher, ou bien elle nous engagera dans une philosophie illusoire. Mais l’intuition, principe de la philosophie, n’est pas utilisée par le philosophe à sa source même : elle est utilisée au moyen d’un système de canaux qui est bien un système intellectuel, et où se révèle tout l’art du polytechnicien de l’intelligence qu’est M. Bergson. La pensée ne coïncide pas avec l’être, comme le veut l’idéalisme. L’être qui a déposé la pensée dépasse la pensée, et ne peut être saisi que par une intuition qui dépasse aussi