Page:Thibaudet – Trente ans de vie française – Volume III – TII.djvu/148

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
134
LE BERGSONISME

enroulement comme celui d’un fil sur une pelote, car notre passé nous suit, il se grossit sans cesse du présent qu’il ramasse sur sa route. Il signifie mémoire[1] ». C’est un fait d’expérience que parfois, à l’heure où des noyés, des pendus, ont cru mourir, toute la vie passée revient d’un bloc en une vision panoramique, et, pour un bergsonien, ce panorama n’est pas une réalité nouvelle. Il existait en nous, il était nous, mais le cerveau, instrument de l’attention à la vie, était là qui n’en utilisait que ce qui pouvait servir à une action sur la matière. Dès que cette action devient impossible, que cette attention se décentre et se désintéresse, reparaît la plénitude du passé. Ainsi le ciel étoilé est sur nos têtes aussi bien en plein jour que pendant la nuit. Mais durant le jour il est annihilé par la lumière de l’étoile la plus proche de nous, celle dont dépend notre planète et dont nous incorporons l’énergie dans nos tissus vivants et dans notre action. Que le mouvement de rotation de la terre, ou bien une éclipse, fasse disparaître le soleil de notre champ visuel, et cette seule déficience fait apparaître la multitude des étoiles. La mort recule peut-être le monde de notre durée comme la nuit élargit le monde de notre espace.

L’esprit déborde le corps comme l’univers cosmique déborde le monde solaire. « Qu’est-ce que le moi ? Quelque chose qui paraît, à tort ou à raison, déborder de toutes parts le corps qui y est joint, le dépasser dans l’espace aussi bien que dans le temps[2]. » Cette apparence, M. Bergson a consacré Matière et Mémoire à montrer qu’elle était fondée dans la réalité. Dès lors, si « la vie mentale déborde la vie cérébrale, si le cerveau se borne à traduire en mouvements une petite partie de ce qui se passe dans la conscience, alors la survivance devient si vraisemblable que l’obligation de la preuve incombera à celui qui nie bien plutôt qu’à celui qui affirme[3] ».

Affirmation modeste, qui déclare seulement que la question reste posée et qu’il est possible d’en faire avancer la solution. Si la nature ne nous a donné encore en cette matière aucune connaissance certaine, c’est sans doute qu’une connaissance de ce genre est inutile à l’être vivant, ne pourrait que diminuer en lui l’attention à la vie. En un apologue ingénieux, qui termine sa conférence de Londres, M. Bergson se demande si une humanité, appliquant au monde intérieur la somme d’efforts qu’elle a consacrés à acquérir une science

  1. Introduction à la Métaphysique, p. 5.
  2. L’Énergie Spirituelle, p. 32.
  3. Id., p. 62.