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LE MONDE QUI DURE

va pas loin avec la seule intuition. Il est naturel qu’il cherche à adapter à son expérience de juré son expérience de philosophe.

Ces conclusions de M. Bergson paraîtront à certains d’autant plus singulières qu’on a créé au bergsonisme la réputation d’un individualisme mystique. L’Essai en particulier a été interprété comme un déclassement de la réalité sociale. C’est là une coupe arbitraire obtenue par une critique qui aime à avoir son siège fait et à rédiger sur chaque auteur une fiche immuable dont on s’en va répétant les termes tout conventionnels : coupe pratiquée presque au point de départ de l’élan psychologique ou vital, et qui néglige leur épanouissement et leurs fusées. Pour M. Bergson, la forme réussie et efficace de la vie c’est au contraire la vie sociale. Soustrait au plan de la vie sociale, l’homme rêverait sa vie au lieu de la vivre, c’est-à-dire de l’agir. La société nous maintient en un état de tension qui nous amène à notre maximum d’humanité, et cette tension, cette humanité ne s’opposent pas à notre valeur individuelle, elles la commandent, elles la créent, elles nous donnent le moyen et nous imposent le devoir de nous créer nous-mêmes selon les rythmes supérieurs de la vie. L’instinct et l’intelligence, les deux formes divergentes de la vie consciente, ont abouti pareillement à la vie sociale, ici chez l’homme et là chez les fourmis et les abeilles, « comme si le besoin s’en était fait sentir dès le début, ou plutôt comme si quelque aspiration originelle et essentielle de la vie ne pouvait trouver que dans la société sa pleine satisfaction[1] ». Mais le plan social n’est pas un plan logique : il est pris dans une contradiction, d’ailleurs vivante et féconde. La société « ne peut subsister que si elle se subordonne l’individu, elle ne peut progresser que si elle le laisse faire : exigences opposées qu’il faudrait réconcilier. Chez l’insecte la première condition seule est remplie » tandis que « les sociétés humaines tiennent fixés devant leurs yeux les deux buts à atteindre. En lutte avec elles-mêmes et en guerre les unes avec les autres, elles cherchent visiblement, par le frottement et par le choc, à arrondir des angles, à user des antagonismes, à éliminer des contradictions, à faire que les volontés individuelles s’insèrent sans se déformer dans la volonté sociale, et que les diverses sociétés entrent à leur tour, sans perdre leur originalité ni leur indépendance, dans une société plus vaste ». La guerre, et surtout l’après-guerre, paraissent avoir amené M. Bergson à des vues moins optimistes et plus hési-

  1. L’Énergie Spirituelle, p. 27.