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Page:Thibaudet – Trente ans de vie française – Volume III – TII.djvu/197

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LE MONDE QUI DURE

comme dans leur morale, ont suivi la nature. Mais suivre la nature n’est-ce pas épouser une pente descendante ? n’est-ce pas abdiquer précisément ce caractère de l’effort créateur, qui consiste à réagir ? La morale du monde a été renouvelée le jour où le christianisme est venu dire qu’il ne fallait pas suivre la nature, mais la vaincre et la transcender par la grâce. Au principe de la nature, le judaïsme et le christianisme ont posé le péché originel ; les dieux grecs sont devenus des démons, et le monde grec est apparu comme l’ordre complet et systématique de la nature déchue.

Le Dieu inconnu que saint Paul est venu enseigner à Athènes, c’est le Dieu qui remonte et qui nous aide à remonter le courant naturel. L’intuition philosophique du bergsonisme ressemble a ce Dieu inconnu, et tourne vers les Grecs le même visage hostile. « La philosophie ne peut être qu’un effort pour transcender la condition humaine[1] » Nous naissons tous platoniciens, c’est-à-dire que le platonisme est désigné comme le péché originel de l’esprit. « Artistes à jamais admirables, les Grecs ont créé un type de vérité supra-sensible, comme de beauté sensible, dont il est difficile de ne pas subir l’attrait. Dès qu’on incline à faire de la métaphysique une systématisation de la science, on glisse dans la direction de Platon et d’Aristote. Et une fois entré dans la zone d’attraction où cheminent les philosophes grecs, on est entraîné dans leur orbite[2]. »

C’est sans doute de crainte d’être entraîné dans cette orbite que M. Bergson ne connait dans cette zone d’attraction que des pôles répulsifs. De ce monde si complexe et si riche de la philosophie grecque, où toutes les thèses ont eu leurs antithèses, — et souvent, avec Platon, dans le cerveau du même philosophe, — il ne retient guère que les thèses anti-bergsoniennes, c’est-à-dire, avec la logique utilitaire de la vie — de la vie philosophique comme de la vie pratique que les points autour desquels pourront cristalliser les non de sa propre philosophie.

D’abord et Surtout les arguments de Zénon. Chacun des quatre grands ouvrages de M. Bergson, l’Essai, Matière et Mémoire, l’Évolution Créatrice, l’Énergie Spirituelle, contient, reprise chaque fois à un point de vue différent, une critique des raisonnements de l’Éléate. Et l’on pourrait trouver cette insistance exagérée, si l’insistance de l’es-

  1. Introduction à la Métaphysique, p. 30.
  2. Évolution Créatrice, p. 375.