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LE MONDE QUI DURE

nozisme, quelles interprétations lumineuses il a données de tant de passages difficiles. Et pourtant, au premier abord, le spinozisme paraît la doctrine symétriquement contraire du bergsonisme, l’effort le plus complet et le plus tenace qu’un philosophe ait jamais fait pour nier la durée. L’existence, pour Spinoza, est une existence géométrique, et la 8e définition du livre I pose que la durée ne peut absolument rien en expliquer. C’est sur toute la ligne qu’au sub specie œterni de Spinoza M. Bergson oppose son sub specie durationis. Et pourtant M. Bergson accorde à l’antichronisme de Spinoza ce qu’il refuse à celui de Platon. Dans cette philosophie de l’intemporel, il discerne les figures immobiles de sa philosophie du mouvement, les figures figées de sa philosophie de la durée. Il semble y voir comme un monde glacé, où le froid a donné aux cours d’eau et aux cascades la rigidité de la pierre, et qui réalise ainsi l’hyperbole d’une philosophie des solides ; mais il suffit d’un changement de climat pour que tout se remette à couler et à bruire, pour que les mêmes éléments qui donnaient l’Être pur de Parménide se répandent, dans la durée, en le fleuve d’Héraclite. En l’élan vital nous reconnaissons la substance spinoziste dégelée. Le rapport entre la substance et ses modes (la grosse difficulté du spinozisme, le point où la machine logique éprouve la résistance de la réalité) peut se transposer dans le rapport bergsonien entre la réalité intuitive et ses équivalents (ou son interprétation) analytiques. « Vu du dedans, un absolu est chose simple ; mais envisagé du dehors, c’est-à-dire relativement à autre chose, il devient, relativement à ces signes qui l’expriment, la pièce d’or dont on n’aura jamais fini de rendre la monnaie. Or ce qui se prête en même temps à une appréhension indivisible et à une énumération inépuisable est, par définition même, un infini. Il suit de là qu’un absolu ne saurait être donné que dans une intuition, tandis que tout le reste relève de l’analyse[1]. » On songe ici au mot profond de Schopenhauer, qui est aussi peu spinoziste que M. Bergson, mais qui voit dans le spinozisme l’Ancien Testament auquel sa propre philosophie fait suite comme un Nouveau Testament.

Spinoza réalise pour M. Bergson ce paradoxe ou ce miracle : l’intuition la plus juste et la plus profonde, une intuition qu’on pourrait dire liée consubstantiellement au génie même de la philosophie, — et un système, qui, non seulement par sa matière, où le temps dis-

  1. Introduction à la Métaphysique, p, 3.