Page:Thibaudet – Trente ans de vie française – Volume III – TII.djvu/215

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
201
LE MONDE QUI DURE

chologiques autrement que par juxtaposition, oubliant qu’un milieu où ces faits se juxtaposent et se distinguent les uns des autres est nécessairement espace et non plus durée[1]. »

Un des problèmes de l’Analytique Transcendentale. Kant donne « au rapport de causalité le même sens et le même rôle dans le monde interne que dans le monde externe ».

Enfin un des problèmes de la Dialectique Transcendentale. Kant attribue la liberté à un moi étranger non seulement à l’espace, ce qui est juste, mais à la durée. Or ce moi nous ne le retrouvons qu’en nous replaçant dans la pure durée.

En réalité, les deux derniers problèmes se ramènent, jusqu’à un certain point, au premier, celui du temps. Mais l’opposition entre la thèse kantienne et la thèse bergsonienne est, à la réflexion, moins radicale qu’il ne semble, et l’on va de l’une à l’autre par un plan incliné. Il est exact que Kant n’a pas admis la thèse bergsonienne de la durée pure, mais il a posé très clairement l’autre thèse bergsonienne de l’espace-temps. « Pour que nous puissions concevoir même des changements intérieurs, il faut que nous nous représentions d’une manière figurée le temps, en tant que forme du sens intime, comme une ligne, et le changement intérieur par le tracé de cette ligne (qui est un mouvement) ; par conséquent nous nous rendons saisissable notre existence intérieure propre dans ses différents états par une intuition extérieure. La raison propre en est que tout changement suppose quelque chose de permanent dans l’intuition, à seule fin de pouvoir être perçu comme changement, et qu’aucune intuition permanente ne se rencontre dans le sens intime[2]. » Ici s’embrancherait la théorie de M. Bergson, non comme une réfutation, mais comme une suite. Aucune intuition permanente ne se rencontre dans le sens intime. L’intuition qui se rencontre dans le sens intime est précisément celle du non permanent, celle du changement, celle de la durée. Je suis. Que suis-je ? Une chose qui dure. Ce n’est que pour pouvoir être perçu (et non plus « intuitionné ») comme changement, qu’un changement suppose du permanent. Ce permanent, nous le trouvons en rapportant notre intuition intérieure à une intuition extérieure, et d’abord à celle de notre corps. De là l’espace-temps où le changement, le mouvement, sont figurés par des tracés, et où le temps prend forme spatiale

  1. Essai, p. 176.
  2. Critique de la Raison pure, trad. Barni, éd. Flammarion, p. 252.