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LE MONDE QUI DURE

plus nous représenter le temps en lui-même que nous connaître nous-mêmes comme une réalité absolue. Et, par cette solidarité entre les deux points de vue, de la durée et de l’absolu, Kant pose bien le problème sur le terrain où le retrouvera M. Bergson. Qu’on lise par exemple, aux paragraphes 23 et 24 de l’Analytique des Concepts, la critique très serrée qu’il fait du Cogito (sans d’ailleurs nommer Descartes) et où il expose comment la conscience de soi ne peut être connaissance d’une réalité en soi, puisqu’elle implique, comme toute connaissance, le divers de l’intuition ordonné par l’entendement. Le Cogito, ou, si on veut, le Duro bergsonien, comporte des rapports tout différents entre le multiple ou le divers et l’unité. Mais il maintient la solidarité qui existe dans le kantisme entre durée pure et absolu. Nous ne pouvons saisir en nous ni durée pure, ni absolu, et cela pour une même raison, à savoir l’opération de l’entendement, dit Kant. Nous saisissons en nous durée pure et absolu, et cela par le même acte, à savoir une intuition immédiate, dit M. Bergson. Peut-être, si Kant avait poussé plus loin de ce côté, s’il avait tenu compte davantage des objections des wolfiens et de la philosophie leibnitzienne, aurait-il, donnant à l’Analytique une figure analogue à celle de la Dialectique, conclu à une antinomie irréductible entre l’intelligence et l’intuition : d’une part une intuition de nous-mêmes ne peut nous être intelligible que si elle tombe sous des formes intellectuelles, et d’autre part l’intuition préexiste à l’intelligence ; chacun des deux points de vue peut servir également, dans son usage dialectique, à critiquer l’autre.

Mais le plan de l’Analytique et l’idée kantienne de la métaphysique excluaient cette antinomie. Pour Kant, la métaphysique n’est pas la conscience des intuitions originelles, elle est la science des concepts a priori, qui n’impliquent pas l’existence, mais l’universalité, qui ne fournissent pas la matière de la connaissance, mais sa forme. Cette science des concepts a priori, précisément parce qu’elle élimine l’expérience, peut être formulée une fois pour toutes et irrévocablement, au contraire de ce qui est fondé sur l’expérience et qui est susceptible d’accroissement indéfini. L’expérience, dit Kant dans la première édition de la Critique, constitue un « enseignement tellement inépuisable dans son développement que la chaîne des générations futures ne manquera jamais de connaissances nouvelles à recueillir sur ce terrain ». Mais la science des concepts a priori sera vite épuisée et fixée, d’un point de vue critique, qui les exposera en rendant impos-