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LE BERGSONISME

Et comme à Schopenhauer il lui vint tout de suite cette rallonge bizarre de la gloire qu’est la légende. Il fut entendu, dans les journaux, que la philosophie bergsonienne trouvait de ferventes adeptes parmi les personnes du monde, et que la gloire du philosophe était prise dans le charme des cercles où se meuvent les romans parisiens. Des yeux dont Costecalde avait vu le rond, on vit des files d’automobiles à la porte du Collège de France… Comment cette légende s’est-elle formée ? L’explication est bien simple. Elle se trouve dans Crainquebille. Crainquebille mécontent est, pour l’agent Matra, un homme qui doit dire : Mort aux vaches ! Il doit le dire, donc il l’a dit. Pareillement, depuis le Monde où l’on s’ennuie, un philosophe célèbre doit avoir des succès mondains ; il le doit, donc il les a. (Cette année même, une pièce de M. de Curel reprend à la Comédie-Française cette tradition de la maison.) S’il ne les a pas, il manque à son devoir, qui est de faciliter le métier du journaliste et de se conformer au type prévu par lui. À Athènes, les journalistes c’étaient les auteurs comiques, et même accident advint à Socrate. Il y avait un type du sophiste, que le poète n’allait pas s’amuser à modifier chaque fois qu’il changeait de victime. Quand Socrate entra dans les Nuées, il s’y comporta non comme un Socrate, dont Aristophane n’avait cure, mais comme un sophiste, qui répondait, dans le métier du comique, comme le médecin chez Molière, à certains traits fort précis.

Ce n’est pas seulement le monde des journalistes qui vit dans la philosophie de M. Bergson non ce qui y était, mais ce qu’on s’attendait à y voir, ce qu’on devait y voir pour le classer dans un ordre et le rapporter à un courant. Les philosophes ont leur part, et une grande part, dans la création de ce faux bergsonisme, de tous ces lieux communs qui encombrent encore la question. On crut comprendre surtout ceci, que M. Bergson déclassait la connaissance par concepts et la science positive. On ramena le bergsonisme à la seule philosophie de l’intuition, et on rattacha cette intuition à un mysticisme. Cette philosophie, qui a toujours appuyé ses démarches sur la solution d’un problème scientifique déterminé, fut considérée comme mystique, à peu près comme la philosophie de Kant a passé longtemps chez des philosophes, et passe encore chez les ignorants, pour un scepticisme. Vers 1907, Alfred Binet avait institué une enquête sur l’enseignement de la philosophie dans les lycées, enquête dont les résultats furent discutés dans une séance de la Société de Philosophie. Des professeurs déclaraient sérieusement que leurs élèves étaient détournés