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Page:Thibaudet – Trente ans de vie française – Volume III – TII.djvu/246

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LE BERGSONISME

décadence de la religion réelle, de l’énergie spirituelle religieuse. Il y aussi une énergie spirituelle philosophique, au regard de laquelle ces problèmes apparaissent comme de faux problèmes, des duels entre fantômes logiques.

On s’explique dès lors par une antipathie de nature, d’éducation, de doctrine, l’hostilité d’un livre qui, avec ses qualités d’information, peut être considéré comme exprimant l’attitude de beaucoup de professeurs de philosophie. On pense toujours aux hégéliens devant Schopenhauer, qui, en la circonstance, fulmina contre toute la corporation. On pense aussi à Delacroix. Il n’y a peut-être pas au monde de tableau plus étonnamment encadré que la Bataille de Taillebourg au musée de Versailles. Dans la grande galerie des batailles, au milieu de tant d’œuvres d’un peu ou pas mal de talent, éclate comme la fanfare du génie la grande gerbe de couleurs fraîches. Les quelques livres de M. Bergson figurent, dans les centaines de volumes verts qui alignent chez M. Alcan la galerie des batailles philosophiques, comme la toile unique de Delacroix à Versailles. On comprend que ces philosophes rappellent un peu par leurs sentiments les peintres à qui le gouvernement de Juillet commanda tant d’uniformes militaires. Une bataille comme les nôtres ! pire que les nôtres ! et du plus mauvais goût ! Et ce romantisme dans le palais du Grand Roi ! « Ne prenons pas, s’écrie pathétiquement M. Ingres, je veux dire M. Berthelot, pour un lever d’astre la lueur mobile qui promène sa marche indécise au bord des étangs romantiques[1]. » Delacroix a pourtant fait son chemin, et en 1921 un professeur adversaire de M. Bergson, M. Gustave Rodrigues, dans un livre très sincère et très vivant, Bergsonisme et Moralité, exprimait son « admiration pour le penseur de génie — le mot n’est pas trop fort — qui a su renouveler les termes dans lesquels se pose le problème philosophique… Il n’est plus désormais possible d’ignorer le bergsonisme. Du vivant même de son auteur, il a pris rang dans l’histoire au même titre que le leibnitzianisme ou le kantisme. Comme eux, il représente un moment, et un moment décisif, du développement de la pensée humaine. Comme eux, il apporte une conception d’ensemble, un système complet. Il doit donc répondre à toutes les questions que se pose l’esprit de l’homme, à toutes celles aussi que lui pose et lui impose la vie[2] ».

  1. Le Pragmatisme chez Bergson, p. 250
  2. Bergsonisme et moralité, p. I.