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LE MONDE QUI DURE

adaptation moderne, des idées de la philosophie romantique allemande. Cette thèse est vraie en ce qu’elle affirme et fausse en ce qu’elle nie. Trois des doctrines maîtresses du bergsonisme ont été indubitablement fondées, inventées par la philosophie allemande. C’est la doctrine kantienne du schématisme, la doctrine herdéro-hégétienne du développement dans la durée, la doctrine schopenhauérienne de l’intelligence mécanicienne, instrument d’action et non de connaissance. On a raison d’insister sur ces analogies, qui nous font toucher du doigt l’unité et le progrès de la philosophie, la communauté de courant et de résultat entre les efforts originaux des grands philosophes. Mais d’autre part ce serait prendre une vue bien grossière et bien mécanique de la vie philosophique que de voir dans le bergsonisme une combinaison ingénieuse de ces éléments, de penser qu’il a pu exercer sur le monde des esprits une action si puissante en rajeunissant simplement des doctrines anciennes. Il est né d’abord d’une invention originale, celle d’un renversement des positions philosophiques traditionnelles sur le problème de la durée ; et il est né ensuite et surtout de travaux sur des problèmes particuliers, celui de la liberté, celui de la durée, celui de la perception, celui de la mémoire, qui étaient posés de façon toute différente par la philosophie romantique allemande. Quiconque est familier avec le mouvement et la substance de la pensée bergsonienne sent à quel point elle est peu influencée par des lectures de Kant, de Hegel, de Schopenhauer, se tient, au contraire de celle de Leibnitz, dans un état de défiance et d’hostilité contre la plupart des philosophies. Mais d’autre part il serait absurde de voir dans le bergsonisme une proles sine matre creata. Il participe à un élan vital qui est à vrai dire celui de toute la philosophie, mais qui a eu des moments vraiment capitaux dans le kantisme et la philosophie romantique allemande. Rien n’est ici plus instructif que de trouver, sur deux lignes d’évolution différentes, et aboutissant à des conclusions pratiques tout opposées, deux philosophies dont le « caractère intelligible » soit aussi proche que celle de Schopenhauer et celle de M. Bergson. À travers ces diversités et ces rivalités de philosophies, sur lesquelles s’embranchent aujourd’hui des diversités et des rivalités de nations et de races, nous nous sentons bien pris dans un élan unique de la pensée humaine, qui réalise une philosophie de plus en plus serrée et une intuition de plus en plus profonde.