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LE MONDE QUI DURE

réforme qu’il exige de nous, l’attitude paradoxale à laquelle il nous contraint, consistent à purifier de ce quelque chose notre schème, à penser schèmes et non choses, à penser non les objets que devant nous formule notre pensée créatrice, mais le courant créateur de cette pensée créatrice.

Dès lors aucune philosophie plus que celle-là n’exige d’être « dépassée », d’être considérée comme un escalier qui conduit sinon à une autre philosophie, du moins à plus de philosophie. La réalisation d’un schème dynamique c’est ce qui le fait être pour l’intelligence, ce qui le fait agir, et en même temps ce qui le fait déchoir, ce qui lui donne, au regard de son dynamisme, le caractère d’un lieu de passage provisoire.

Mais chez M. Bergson la position est rendue encore plus singulière et aussi plus intéressante, plus suggestive, plus ennemie de ce repos qui est la corruption de la pensée : ce philosophe, qui pousse plus loin que les autres philosophes le souci de demeurer dans le plan du schème dynamique, il s’efforce de travailler aussi rigoureusement que n’importe lequel d’entre eux sur le tableau du mécanisme pratique, du schème réalisé. Il estime que la précision n’est pas donnée dans l’être sur lequel spécule le métaphysicien, mais il n’en tient que plus fermement à l’introduire dans le système et dans le style où s’explicitent sa métaphysique. Personne ne réalise mieux que cet adversaire des scolastiques la perfection des qualités scolaires : rigueur, clarté, composition, démonstration. C’est un lieu commun — et superficiel de voir en M. Bergson un ennemi de l’intelligence, mais aucun de ses innombrables adversaires n’a pu l’accuser de haïr par amour trahi, de ressembler à l’écourté dans le conseil des renards philosophes, bref de manquer d’intelligence. Bien au contraire, on lui a généralement reproché d’être intelligent avec trop de raffinement ; de déployer un talent de prestidigitateur, d’exceller à couper, comme disent les chevaliers du couteau de cuisine, les cheveux en quatre. Cette philosophie devrait, semble-t-il, coïncider chez le philosophe avec un génie d’artiste, et c’est ce qui arrive, chez Schopenhauer par exemple, à une philosophie un peu analogue, celle du romantisme allemand. Or il n’en va pas ainsi. L’artiste, chez M. Bergson, n’apparaît qu’à une place accessoire, dans l’élégance de l’exposition et la nouveauté des images, et encore, quand on compare ces images à celles (de même nature) de Montaigne, on leur voit un air un peu étranger, on croit reconnaître non les enfants de la maison, mais les amies des enfants