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qui intéresse une espèce, tandis que l’intelligence porterait sur un secteur de matière qui, chez l’homme, arrive à coïncider idéalement avec le tout de la matière. Mais d’une part il y a des instincts, fort importants, qui concernent l’action sur la matière, comme la nidification, et d’autre part l’intelligence n’exerce-t-elle pas une action sur la vie, dans la domestication des animaux ? C’est que l’instinct et l’intelligence ne sont pas toujours séparés. Il y a autour de l’instinct une certaine zône d’intelligence, et les vertébrés supérieurs nous en présentent des formes indiscutables. Notons d’ailleurs que depuis que les sociétés humaines ont évolué vers une intelligence mieux spécialisée, elles ont perdu le secret de domestiquer de nouvelles espèces animales, secret qui semble aller de la vie à la vie, de l’instinct à l’instinct autant qu’à l’intelligence. Et l’espèce la mieux domestiquée, celle qui est liée le plus intimement à l’homme, le chien, semble avoir pris par endosmose quelques caractères bien marqués d’intelligence, est même devenu une sorte d’animal religieux. Que l’instinct agisse aussi sur la matière, c’est évident, et ce sont même les insectes hyménoptères, c’est-à-dire les types supérieurs de l’instinct, qui l’ont poussé le plus loin dans cette direction. Mais il s’y trouve vite arrêté, il y avance avec pesanteur, il s’y enlise. Toute la vie animale apparaît comme un effort manqué « pour soulever la matière et un écrasement plus ou moins complet de la conscience qui retombe sur elle[1] ». L’instinct s’épuise en une connaissance qui est portée à sa perfection et touche la réalité absolue, mais dans une seule direction. La conscience reste captive des mécanismes qu’elle monte, et qui demeurent incorporés à l’organisme. Quand nous plaignons dame Tortue, obligée de porter sa maison, nous pourrions étendre notre commisération à tout le monde de l’instinct, où les outils sont incorporés à l’ouvrier. L’instinct se définit comme la continuité et la solidarité de l’organisme, de l’instrument qu’il utilise et de la fonction qu’il accomplit. « On pourra dire à volonté que l’instinct organise les instruments dont il va se servir ou que l’organisation se prolonge dans l’instinct qui doit utiliser l’organe. Les plus merveilleux instincts de l’insecte ne font que développer en mouvements sa structure spéciale[2]. » L’instinct est l’organisme en action. Nous appelons la même réalité vitale organisme lorsque nous la considérons comme une coupe dans l’espace, et instinct lorsque

  1. l’Évolution Créatrice, p. 286.
  2. Id., p. 152.