Aller au contenu

Page:Thibaudet – Trente ans de vie française – Volume III – TII.djvu/33

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
19
LE MONDE QUI DURE

L’intelligence est apparue, en somme, quand la vie animale a cessé de répugner à la matière non organisée. Toute la vie animale, disions-nous, semble un effort manqué de la conscience pour soulever la matière « un écrasement plus ou moins complet de la conscience par la matière qui retombait sur elle[1] ». Si la matière retombait sur la vie, c’est que la vie, sous sa forme d’instinct, soulevait la matière avec de la vie. La conscience, dans l’instinct, « est restée captive des mécanismes qu’elle avait montés. L’automatisme, qu’elle prétendait tirer dans le sens de la liberté, s’enroule autour d’elle et l’entraîne ». Avec l’intelligence humaine, la conscience a suivi le mouvement inverse. Elle a soulevé la matière avec de la matière, comme on polit le diamant avec du diamant. Au lieu de tirer l’automatisme dans le sens de la liberté, elle paraît s’abandonner à lui, aller dans le sens de l’énergie qui se dégrade, y aller plus radicalement que l’énergie même, puisqu’elle aboutit au mécanisme et à l’ordre mathématique. Mais l’expérience a montré que le mot de Bacon se vérifie ici, et que le seul moyen de commander à la matière et d’invertir son mouvement était de lui obéir.

L’intelligence est donc tournée vers la matière dans la même mesure que l’instinct est tourné vers la vie. Plus l’intelligence se développe et s’éclaire, mieux elle pense la matière sur laquelle elle a dû se modeler. Dès lors notre connaissance intellectuelle de la matière pourra être une connaissance vraie, l’intelligence nous livrera « quelque chose de l’essence même dont les corps sont faits[2] ». Le bergsonisme n’est pas un matérialisme, mais il est encore moins un immatérialisme. « Notre intelligence, au sens étroit du mot, est destinée à assurer l’insertion parfaite de notre corps dans son milieu, à se représenter les rapports des choses extérieures entre elles, enfin à penser la matière[3]. » Penser la matière ce n’est pas penser une réalité vivante, c’est-à-dire une réalité intérieure. C’est penser sous l’aspect de l’extériorité, penser les rapports des choses extérieures entre elles. Exactement le contraire de l’instinct. Si le Sphex sait piquer la Chenille à certains points déterminés pour la paralyser sans la tuer, c’est qu’il la connaît de l’intérieur, comme nous-mêmes connaissons nos tissus vivants, ou même comme deux êtres se « connaissent » au sens biblique. Mais « l’intelligence est, avant tout, la faculté de rapporter un point

  1. L’Évolution Créatrice, p. 286.
  2. Id., p. IV.
  3. Id., p. I.