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LE MONDE QUI DURE

discontinuité, c’est-à-dire ce qui constitue dans la vie l’élément proprement créateur. Elle se trouve au croisement d’une discontinuité artificielle dans l’espace et d’une discontinuité réelle dans la durée. Dès lors, si l’instinct est mieux dans la vérité de ce qui est, l’intelligence est mieux dans la vérité de ce qui se fait. Ce qui se fait, aux deux sens du mot, ici impliqués l’un dans l’autre : ce qui occupe le présent et ce qui correspond à une création. Peut-être avons-nous exagéré plus haut, pour la mieux opposer à l’instinct, la nature accidentelle et paradoxale de l’intelligence. Dans l’évolution créatrice l’intelligence ramasse les éléments qui sont création, c’est-à-dire en somme les éléments essentiels. Si la conscience est une « exigence de création », l’intelligence est ce qui répond le mieux à ce caractère de la conscience. « Un être vivant est un centre d’action. Il représente une certaine somme de contingence s’introduisant dans le monde, c’est-à-dire une certaine quantité d’action possible[1]. » Dès lors l’être vivant atteindra sa qualité suprême dans l’intelligence, qui, de toutes les formes à nous connues de la vie, représente la plus grande quantité d’action possible. Il ne faut donc enregistrer que sous bénéfice d’inventaire le lieu commun qui nous montre dans le bergsonisme une manière de déclasser l’intelligence. Il est vrai qu’il est une manière de la comprendre, et qu’on ne peut la comprendre qu’en se plaçant hors d’elle.

Comme elle ne pense que le discontinu, l’intelligence ne pense que l’immobile. Si le mouvement est la seule réalité, l’intelligence ne crée de la réalité qu’en créant réellement du mouvement, c’est-à-dire en supposant de l’immobile auquel elle ajoute son mouvement. L’immobile est ce qui n’est pas ; mais précisément parce qu’il n’est pas il faut le supposer pour créer. Il représente la fiction nécessaire qui sert à la création, l’analogue de ce néant que nous imaginons, aussi illusoirement, avant l’être, de ce désordre que nous supposons avant l’ordre. Les trois fictions (qui n’en font qu’une) sont également nécessaires à notre action. La loi d’inertie paraît l’hypothèse la plus naturelle et la plus commode que nous puissions faire sur la matière. « L’intelligence humaine se sent chez elle tant qu’on la laisse parmi les objets inertes, plus spécialement parmi les solides où notre action trouve son point d’appui et notre industrie ses instruments de travail[2]. »

  1. L’Évolution Créatrice, p. 284.
  2. Id., p. I.