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LE MONDE QUI DURE

ni le moyen d’une action limitée, mais d’une action illimitée. Elle consiste, comme l’ont vu Kant et les criticistes, avant tout dans des cadres. Mais des cadres d’action. Des cadres qui pourraient servir à une victoire totale sur la matière, et dans l’armature desquels nous éprouvons dès maintenant la possibilité de cette victoire totale. « L’intelligence est caractérisée par la puissance indéfinie de décomposer selon n’importe quelle loi et de recomposer en n’importe quel système[1]. » C’est ce pouvoir indéfini de décomposition et de recomposition qui tient pour nous dans l’espace homogène. L’espace homogène n’a pas un caractère positif. Il figure simplement, devant l’action, la voie libre. « La représentation intellectuelle de la continuité est plutôt négative, n’étant au fond que le refus de notre esprit, devant n’importe quel système de décomposition donnée, de le tenir pour définitif[2]. »

L’espace homogène et les mathématiques qu’il permet ne sont donc que le reflet d’une action indéfiniment possible. De même que la perception isole pour nous et nous renvoie le reflet d’une action déterminée ; de même que la complication d’un organisme, interprété et expliqué par le finalisme spontané de l’homo faber, est le reflet, la représentation du travail qui eût été nécessaire à un être intelligent pour produire un organisme vivant ; de même l’espace homogène figure une simple interruption de l’acte créateur qui fait l’univers, et qui, sur cette tranche d’un continu qui s’interrompt, projette un nouveau type d’action, le nôtre, celui de l’intelligence consciente. « Ce qui est admirable en soi, ce qui mériterait de provoquer l’étonnement, c’est la création sans cesse renouvelée que le tout du réel, indivisé, accomplit en avançant, car aucune complication de l’ordre mathématique avec lui-même, si savante qu’on la suppose, n’introduira un atome de nouveauté dans le monde, au lieu que, cette puissance de création une fois posée (et elle existe, puisque nous en prenons conscience en nous, tout au moins quand nous agissons librement), elle n’a qu’à se distraire d’elle-même pour se détendre, à se détendre pour s’étendre, à s’étendre pour que l’ordre mathématique qui préside à la disposition des éléments ainsi distingués, et le déterminisme inflexible qui les lie manifeste l’interruption de l’acte créateur : ils ne font qu’un avec cette interruption même[3]. » Mais comment peuvent--

  1. L’Évolution Créatrice, p. 170.
  2. Id., p. 167.
  3. Id., p. 237.